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LA TRAGÉDIE DE LOCRINE.

cables ! — C’est au matin de mon triomphe, — à l’aube de ma prospérité, — que tu me brises par ce coup fatal ! — Ne pouvais-tu donc manifester ta rancune — qu’au printemps de ma dignité ? — Ne pouvais-tu donc cracher ton venin — que sur la personne du jeune Albanact ? — Moi, qui ai toujours épouvanté mes ennemis — et les ai réduits à une honteuse déroute, — moi qui toujours me suis conduit comme un lion — au milieu de la mêlée terrible des piques, — il faut maintenant que je succombe, lamentablement frappé — par la traîtrise d’Humber et l’acharnement du sort. — Maudits soient, maudits soient les charmes damnés de la Fortune — qui trompe les cœurs fantasques des hommes, — des hommes assez crédules pour se fier à sa roue capricieuse — qui ne cesse de tourner follement. — Ô dieux ! ô cieux ! désignez-moi seulement le lieu — où je pourrai trouver son odieuse résidence ; — et, s’il le faut, je franchirai les Alpes pour gagner les déserts du Maroc, — où Phébus en flamme, assis sur son char — dont les roues sont garnies d’émeraudes, — darde de si brûlants rayons, — et dépouille Flore de son gazon émaillé ; — j’escaladerai le mont Caucase, — où la terrible Chimère, sous sa triple forme, — aspire de sa panse monstrueuse des flammes — qu’elle vomit sur les animaux épouvantés ; je traverserai la froide zone où les glaçons — arrêtent au passage les navires flottants — en se dressant comme des montagnes sur la mer congelée ; — et si là je trouve enfin l’odieuse retraite de la Fortune, — je lui arracherai des mains sa roue versatile, — et je la garrotterai elle-même dans d’éternels liens… — Mais c’est en vain que je murmure ces menaces. — La journée est perdue, les Huns sont vainqueurs, — Debon est tué, mes hommes sont exterminés ; — les rapides torrents roulent violemment leurs flots ensanglantés ; — et enfin (oh ! pourquoi faut-il que cette nuit finale soit si longue !)