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INTRODUCTION.

tesquement tragiques, les comédiens ambulants accueillis au château d’Elseneur par le prince de Danemark. Les héros de Locrine parlent latin comme les Neuf Preux mis en scène par le maître d’école Holopherne. Ils tuent et meurent avec, des hexamètres à la bouche. Leurs imprécations forcenées et leurs défis hyperboliques rappellent, à s’y méprendre, les rodomontades bouffonnes du caporal Pistolet. Ces capitaines jargonnent comme des capitans. Il ne leur suffit pas de pourfendre les hommes, ils menacent d’escalader le ciel, de prendre d’assaut l’enfer et de garrotter avec des chaînes d’or la Fortune asservie. Terribles gaillards ! À chaque instant ils font la grosse voix comme le croquemitaine Hérode et comme le tranche-montagne Termagant.

Devons-nous, ainsi que le voudrait Tieck, reconnaître le style du jeune Shakespeare dans ce phébus effréné, dont Shakespeare lui-même s’est tant moqué ? Ce pathos outrecuidant a-t-il été le vagissement du génie ? Le poëte de la nature a-t-il pu commencer par ces chants contre nature ? Je ne le crois pas ; et plutôt que d’adhérer à la conjecture de Tieck, je préférerais me rallier à la théorie de Steevens, qui attribue à Marlowe la paternité de Locrine. Cette tragédie sinistre, à laquelle préside la déesse de la vengeance, qui multiplie comme à plaisir les péripéties sanglantes, et qui a pour couronnement le triomphe de l’implacable Guendolen, me paraît inspirée par cette même pensée inexorable qui jette l’anathème au docteur Faust et damne pour l’éternité le misérable juif de Malte, Barabbas.

Si je ne puis absolument pas retrouver le génie de l’auteur d’Hamlet dans la partie tragique de Locrine, je ne suis pas éloigné, en revanche, de reconnaître, dans la partie bouffonne de l’œuvre, un écho de l’ironie shakespearienne. Selon toute apparence, Locrine a été composé primitivement dans l’intervalle écoulé entre deux événements notables, — le suicide du comte de Northumberland, prisonnier à la