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LES APOCRYPHES.

peare a pu être réduit par l’obscure pression des circonstances à remanier ce drame ; il a pu un jour en raviver le morne dialogue sous le souffle de sa jeune poésie ; mais certes il n’eût jamais de lui-même conçu et prémédité un pareil poëme. Son génie profondément humain répudiait avec horreur l’idée désespérante exprimée par cette fable barbare. Et, en effet, tout en révisant Titus Andronicus, le poëte a pris soin de nous faire sentir qu’à ses yeux cette effroyable exhibition n’est pas un symbole fidèle, mais une chimérique hallucination : « Ah ! s’écrie Titus Andronicus en regardant sa fille mutilée, ses fils assassinés et sa propre main coupée, quand finira cet effrayant sommeil ? »

When will this fearful slumber have an end ?

Le cri que profère là Titus, c’est Shakespeare lui-même qui le pousse. Pour le poëte, comme pour nous, ce drame n’est qu’une impossible vision ; tous les personnages qu’il nous montre ont le masque étrange et lugubrement indécis des spectres entrevus dans un mauvais rêve ; ce sont autant de fantômes hideux qui nous hantent ; nous avons beau vouloir leur échapper, ils nous poursuivent sans cesse, celui-ci avec la poitrine trouée, celui-là avec la langue arrachée, cet autre avec le bras haché, cet autre encore avec la tête tranchée, cet autre enfin avec un pâté de chair humaine. La pensée, à peine engagée dans ce songe, est saisie par on ne sait quel monstrueux incube qui l’entraîne, de secousse en secousse, vers l’épouvantable catastrophe. En vain essaie-t-elle de résister à cet entraînement vertigineux ; en vain cherche-t-elle, pour s’y cramponner, quelque providentiel obstacle. Le cauchemar l’étreint et la pousse avec une irrésistible violence ; et ce n’est que quand la pensée, accablée et meurtrie, a atteint le fond sanglant du gouffre, qu’il lui est permis de s’éveiller, de relever les yeux et de revoir le ciel.