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hommes, des vieux pour la plupart, engoncés dans leurs courtes blouses bleues faites un peu comme des étoles, marchent lentement, solennellement, d’un pas quasi rituel, devant leurs bœufs accouplés. Combien de ces patriarches pleurent en secret un fils ou un petit-fils tué à l’ennemi ? Le chagrin ne les abat pas cependant. Ils font front à l’adversité, continuent courageusement leurs labours, leurs semailles, leurs récoltes, après comme avant ces tueries. Leur vie simple et tenace, modèle de patience et de dignité, fait mieux que de résister à la mort : elle la domine.

Le prêtre, plus calme, comme réconforté lui-même, s’attarde sur le balcon. Derrière lui, au paroxysme de l’anxiété, Denise attend qu’il se retourne et qu’il s’explique. Ce qu’il peut avoir à lui dire, elle le pressent trop bien. Et c’est elle qui prend les devants quand il rentre s’asseoir dans le petit salon :

— Une mauvaise nouvelle, monsieur le curé ?

Il acquiesce de la tête.

— Qui nous concerne ? balbutie-t-elle.

— Qui concerne ta sœur.

Nise se raidit contre la peur qui lui bat la gorge.

— Ah !… d’Italie ?

— Précisément. Vois ce qui m’arrive !

D’une main, si tremblante qu’on dirait un geste de vieille, Denise prend la feuille que lui tend le prêtre — une lettre à en-tête de la Croix-Rouge italienne. M. le curé, songeur, le front penché, ne fait plus bien attention à elle. Il dit, et elle croit entendre une voix de cauchemar :

— Je compte sur toi, je compte sur vous tous pour m’aider à préparer Liette à ce coup-là.

Elle ne répond rien… Elle lit : comment peut-elle ? Quelle force la soutient, pendant que, devant ses yeux élargis par l’horreur et atrocement secs, les lignes dansent et vacillent :