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CYRANETTE

Mais qui se peut vanter d’être à sa place ici-bas ? Non plus que Liette, Denise n’est faite pour le rôle auquel elle se condamne et, en se vouant au célibat, ne va-t-elle pas anéantir le pur trésor d’amour qui gît en elle ? Est-il bien vrai, d’ailleurs, qu’on ne puisse aimer qu’une fois et qu’en aucun cas le cœur qui s’est donné ne puisse se reprendre ?

Dans l’ignorance où ils sont du secret de leur fille, M. et Mme Daliot ne songent même pas à se poser la question. Quand un parti se présentera pour elle, le parti auquel sa sœur a fait allusion, sa mère ne s’étonnera donc pas peu de son obstination à n’en pas vouloir entendre parler.

Le pis est que Mme Daliot, qui connaît de longue date la famille du jeune homme et qui le tient en haute estime, croyait avoir supérieurement manœuvré. Ne voulant pas forcer Denise, elle s’était ingéniée à préparer le terrain avant de se décider à lui demander :

— Eh bien, ma petite, que penses-tu de Bernard Lugon ?

Bernard Lugon ? L’ex-sergent Lugon ? Le fils du percepteur, ce brave garçon de qui, dès l’an dernier, Juliette disait tant de bien et qui, depuis lors, est rentré dans « ses foyers » comme « inapte définitif » ? Mon Dieu, Denise l’estime à sa valeur. Néanmoins, sous le coup de cette question au sens duquel il ne lui est pas permis de se méprendre, elle a eu un instinctif mouvement de surprise et de révolte.

Voilà donc pourquoi, depuis quelque temps, on ne jure plus que par les Lugon ? Pourquoi on les voit si souvent, pourquoi on les retient à dîner sans façon, à la fortune du pot, comme M. le curé ? Pourquoi, enfin, Bernard est si attentif, si empressé, lui qui passerait plutôt pour un sauvage ?

Jusque-là, elle ne s’était aperçue de rien, Nise. Tout ce manège lui avait complètement échappé. Bernard lui adressait-il la parole ? Elle répondait, mais si distraitement ! En vérité, s’il avait conclu