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vécu, ni les malheurs et les espérances de sa race. A peine effleure-t-il l’histoire de son pays, dans son curieux poème Le Flibustier. Il se contente d’exprimer son âme. Par ce trait, il est bien le fils intellectuel de la France romantique : c’est un poète né et élevé à Haïti, mais formé par les idées françaises. Ce qui frappe le plus dans ses poèmes, c’est la mélancolie profonde et le sentiment macabre qu’ils reflètent ; il y a du reste de la grandeur dans ses sombres visions qui rappellent parfois Dante et Beaudelaire. Par sa conception générale de la vie, Etzer Vilaire est un pessimiste, mais un pessimiste que la foi protestante a sauvé de la négation[1] ; il croit à l’au-delà et il en attend la Justice. Malgré ce que ses vers ont parfois d’artificiel, c’est un poète fort distingué, qui a de la profondeur, de l’imagination et de la force.


Le supplice de la frégate[2].



Sur l’onde froide où meurt une lueur céleste
L’immense oiseau surpris promène au loin les yeux.
Son aile auparavant tumultueuse et leste
S’agite sans espoir sous le flot écumeux,
En un spasme troublant, tel un suprême geste.

Tout à l’heure il chassait près des sillons mouvants
Que creuse sur le flot un souffle de colère.
Comme un prodige ouvrant son aile immense aux vents,
Tragique, il tournoyait dans un vol circulaire.
L’œil, plein du fauve éclat d’un ciel crépusculaire,
Fixe, interrogeant l’onde aux secrets émouvants,

Il sortait des hauteurs troublantes et des drames
Où — pirate de l’air — il vit avec l’éclair.
Tout d’un coup, laissant choir ses deux soyeuses rames,
Comme dans un vertige il avait quitté l’air
Et roulait ébloui dans l’écume des lames…

La lutte avec la vague épuise enfin l’oiseau.
Vainement il frémit dans sa vaste envergure ;
Imbibée, alourdie, impuissante dans l’eau,
Son aile enfonce, inerte ; et la morne figure

  1. Il a subi fortement l’influence du célèbre théologien Auguste Sabatier, l’un des plus grands penseurs du protestantisme français, l’auteur de : L’apôtre Paul, esquisse d’une histoire de sa pensée (1895). — Esquisse d’une philosophie de la religion d’après la psychologie et l’histoire (1897). — Les religions d’autorité et la religion de l’esprit (1904).
  2. Extrait des Poèmes de la Mort (1898-1905), Fischbacher, éditeur, Paris. — La frégate est un oiseau palmipède qui saisit les poissons à la surface de la mer ; mais, quand ses grandes ailes sont mouillées par l’eau, elle devient la proie des animaux marins. Son nom vient de celui du navire à voiles, le plus grand et le plus rapide. En allemand, Fregatten-Vogel ; en anglais, sea-swallow ; en italien, fregata.