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La belle minaudait, se mirait dans sa glace,
Et froissait l’éventail entre ses doigts nerveux ;
Dieu ! qu’elle était jolie et qu’elle avait de grâce !
Et puis tout s’achevait par de tendres aveux.

L’amour était alors passe-temps agréable
Il n’avait plus l’ardeur des grandes passions,
Mais on le vénérait encor ; c’était aimable,
Car maintenant, hélas ! tous, nous le dédaignons.

Aujourd’hui tout est mort : et marquis et marquise.
Les boudoirs sont fermés ; les violons rouilles
Se sont tus, car leurs vieux airs ne sont plus de mise.
Ils dorment, ces objets jadis si réveillés.

L’éventail, dans son frêle étui de carton rose.
Lui, qui sur les seins nus des belles résida,
Dort comme eux, et parfois, dans son sommeil morose,
Il rêve des aveux auxquels il présida.


Une nuit.


C’était la nuit. L’oiseau se taisait dans les branches
Et la lune mettait de grandes nappes blanches
Sur l’inculte pavé de notre vieille cour.
Les murs gris découpaient leur silhouette sombre
Sur le ciel qu’éclairait des étoiles sans nombre.
Et cette nuit était plus belle qu’un beau jour.
 
L’église au portail vert, à la façade brune.
Sur son dôme arrondi que bleuissait la lune
Élevait fièrement son croissant byzantin.
Les saules se penchaient sur les tombes muettes ;
On entendait les cris des nocturnes chouettes,
Lugubres, prédisant quelque triste destin.

Le couvent[1], dont j’aimais la ruine croulante,
Paraissait agrandi dans la nuit transparente ;
Et les beaux lévriers dormant couchés en rond,
Sur le pavé, formaient comme des taches noires ;
Et le vent qui soufflait me contait des histoires
Tandis qu’il soulevait mes cheveux sur mon front.

  1. Il s’agit ici de l’ancien couvent orthodoxe de Mihaï-Voda, à Bucarest, autour duquel se voient encore quelques tombes abandonnées. La maison de Julie Hasdeu y était attenante. (La pièce est de 1886.)