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son pays ; l’amertume d’un injuste oubli attrista ses dernières années. Depuis qu’il est mort, on s’est mis à le comprendre. Le canton de Vaud lui a élevé un monument à Eysins, ainsi qu’à Lausanne, et l’on a célébré avec éclat, en 1907, le centenaire de sa naissance. Il faut saluer cette belle mémoire d’homme et d’écrivain, ce noble cœur qui exprima la poésie de son pays en une langue, monotone parfois et d’une construction un peu laborieuse, mais rayonnante de sincérité, de sensibilité et de charme.


Le Léman[1].

Ô bleu Léman, amour de tes rivages,
Miroir du ciel où tremblent les nuages,
De ma patrie, ô suprême beauté,
Je n’entends plus ton murmure enchanté !
Voici des flots : mais leur vague étendue,
Leur pâle azur, assombri par les bois,
Leurs humbles bords, leur incertaine voix,
Que disent-ils à mon âme éperdue ?

Ô bleu Léman, toujours grand, toujours beau,
Que sur ta rive au moins j’aie un tombeau !

J’aime tes eaux que la brise amoureuse
Plisse au matin, d’une aile gracieuse,
Lorsqu’elle joue aux voiles des bateaux ;
Et quand rugit le vent, j’aime tes eaux :
Leur grave élan, leur bruissement sonore ;
Le choc puissant dont retentit le bord ;
La blanche écume amassée ; et du port
L’anse inquiète où l’onde roule encore.

Ô bleu Léman, toujours grand, toujours beau,
Que sur ta rive au moins j’aie un tombeau !

Le pur cristal de ta vague domptée
Se brise-t-il en écume argentée,
Sous une nef qu’à ton front méprisant
Semble attacher un lien trop pesant :
Ta grâce encor, fascinante et suprême,
Sur les flancs noirs du navire massif,
Jette un éclat magique et fugitif,
Pour s’en former un charmant diadème.

Ô bleu Léman, toujours grand, toujours beau,
Que sur ta rive au moins j’aie un tombeau !

  1. Extrait du recueil Les deux voix (1835).