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émile verhaeren

Le moulin[1].

Le moulin tourne au fond du soir, très lentement.
Sur un ciel de tristesse et de mélancolie,
Il tourne, et tourne, et sa voile, couleur de lie[2],
Est triste, et faible, et lourde, et lasse, infiniment.

Depuis l’aube, ses bras, comme des bras de plainte,
Se sont tendus et sont tombés ; et les voici
Qui retombent encor, là-bas, dans l’air noirci
Et le silence entier de la nature éteinte.

Un jour souffrant d’hiver parmi les loins s’endort,
Les nuages sont las de leurs voyages sombres,
Et le long des taillis, qui ramassent leurs ombres,
Les ornières s’en vont vers un horizon mort.

Sous un ourlet de sol, quelques huttes de hêtre
Très misérablement sont assises en rond ;
Une lampe de cuivre est pendue au plafond
Et patine de feu le mur et la fenêtre.

Et dans la plaine immense et le vide dormeur,
Elles fixent, — les très souffreteuses bicoques[3] —,
Avec les pauvres yeux de leurs carreaux en loques,
Le vieux moulin qui tourne, et las, qui tourne et meurt.



Le vent[4].

Sur la bruyère longue infiniment
Voici le vent cornant Novembre.
Sur la bruyère infiniment
Voici le vent
Qui se déchire et se démembre,
En souffles lourds battant les bourgs.
Voici le vent,
Le vent sauvage de Novembre.

Aux puits des fermes
Les seaux de fer et les poulies
Grincent.

  1. Extrait du recueil Les Soirs (1888).
  2. Voir page 52, note 2.
  3. Maisons chétives (emprunté de l’italien bicocca).
  4. Extrait du recueil Les Villages illusoires (1895) — Ces vers ne prennent
    toute leur beauté qu’à la lecture à haute voix, qui fait ressortir leur rythme très musical.