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albert mockel


Ici vers les allées et les allées
d’où s’est enfui déjà l’été,
la lampe au verbe d’or chante une cantilène
comme un appel humain confusément jeté
qui va mourir, aérien, parmi les chênes.
Méditantes et attentives
sous les heures dont l’aile est reclose[1],
toutes les choses retiennent leur haleine ;
et dans l’air où n’oscille plus nulle brise
le silence est comme une plume suspendue.

Hélas ! hélas ! dans la chambre déserte
en vain brûle la lampe de bienvenue ;
hélas ! en vain ; et la croisée ouverte
prolonge son regard dans l’ombre incertaine.
La nappe est fraîche et blanche en vain, comme une femme ;
l’une vers l’autre, en vain, se penchent les fleurs enlacées.
Oh ! en vain toutes choses palpitent comme une âme,
comme une âme d’amante, douce et blessée…

Le maître est loin ; le maître est loin d’ici.
Est-il venu, jadis, le maître bienvoulu ?
A-t-il jamais connu le tiède azyle[2]
et sait-il que la lampe veille, et sait-il
que dès toujours, pour lui, la table est dressée ?
Ou bien, s’il est parti, au gré du fleuve, vers les villes,
insoucieux, de rive en rive, comme on rêve,
en souriant aux pleurs qui glissaient de ses rames ?

Peut-être il vient, la bouche amère, à un foyer vide de flamme,
pleurer la maison délaissée ?
Là-bas, là-bas, en fugitif esclave du destin,
à l’heure où son étoile à l’horizon se lève
songe-t-il à la chambre douce de roses
où le soir à son front allégeait la pensée ?
— Ah ! ne sait-il qu’ici, prête pour le festin,
la coupe de cristal attend toujours sa lèvre ?

Le maître est loin ; le maître est loin : et les mauvaises routes
ont emporté ses pas qui hésitaient peut-être…
Ou peut-être, perdu aux carrefours qu’on redoute,

  1. Néologisme formé avec clos (fermé), comme déclos, enclos et forclos.
  2. Orthographe primitive du mot asile (venu du grec άσυλον, par le latin asylum). Les symbolistes ont l’innocente manie des orthographies archaïques et des ponctuations étranges, qu’ils croient plus nobles et plus esthétiques.