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charles van lerberghe

Et qui traîne encore dans le crépuscule bleu,
Un écho des jours plus beaux et des temps plus heureux.
Pas même une chanson, mais une voix sans parole.
Qui ne parle de rien, ne sait rien, mais qui console.
Une ondulation des blés profonds et des eaux ;
Le silence n’en est pas troublé, ni le repos.
À peine la perçoit-on, tant elle est peu de chose.
Elle ne pourrait pas faire trembler une rose,
Ni éveiller un oiseau. Pourtant, en cette voix,
Vit tout un monde invisible, enchanté, d’autrefois.
En ce souffle léger, où se mêlent des parfums,
Respirent et soupirent des cœurs longtemps défunts,
Et d’immortels visages, adorables et calmes,
Y sourient à travers des guirlandes et des palmes.
On entend bruire en elle, éclore, et puis mourir
Les ailes et les lèvres brûlantes du Désir,
Et les douces paroles, ferventes et sacrées,
Qu’en ces ténébreux bosquets l’Amour a murmurées.
Sa résonance d’or emplit encor les cieux ;
Il faut prêter l’oreille à son chant mystérieux.
Le songe, qui la pénètre, laisse dans l’âme une ombre,
Et le bonheur qui s’en éveille, dans la pénombre,
Hésite et pâlit — voyez : déjà c’est l’avenir.
Les cimes éternelles commencent à bleuir.
Dans les airs doux et pâles les étoiles se fondent ;
Un jour nouveau se lève dans la splendeur du monde.
Celles qui sortent, en ce voluptueux matin,
Qu’emplit encore l’étrange écho du soir lointain,
Heureuses et charmées, mais craintives, elles toutes,
Sur la pointe des pieds, silencieuses, l’écoutent,
Immobiles, et d’un doigt sur leurs lèvres posé,
Retenant leurs doux souffles, ainsi que leurs baisers ;
Elles l’écoutent mourir dans les fleurs matinales,
Dans l’éblouissement de leurs âmes virginales,
Mourir, la prestigieuse et souveraine voix.
Qui chante dans l’aurore pour la dernière fois,
Et meurt souriante et lasse, à leurs songes pareille,
Parmi des fleurs qui s’ouvrent, qui tremblent, qui s’éveillent.



Œuvres à lire de van Lerberghe (Lacomblez, Bruxelles ; Société du Mercure de France, Paris, éditeurs) : Entrevisions (1898) ; La Chanson d’Êve (1904). — Critiques à consulter : Albert Mockel, Charles van Lerberghe (1904) ; Georges Rency, Les Physionomies littéraires (1909) ; Henri Liebrecht, Histoire de la littérature belge d’expression française (1910).