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andré fontainas

Trace le signe d’un pont entre les rives,
Les ombres déjà s’y poursuivent,
L’eau assoupie a disparu au fond des brumes,
Un toueur[1] fume
Et grince pesamment, tire la chaîne,
Et, fantomatiques bateaux,
Murs de ténèbre où se devinait l’eau,
Voici les ombres encor qu’il traîne
Vers les arches de brume, et tous s’y engloutissent.

Or, soudain, de palmes insoupçonnées
Trois étincelles glissent
Jusqu’aux lames qu’elles révèlent,
Et c’est au fleuve dont frêle se renouvelle
La vie avec ses labeurs et sa joie,
Toute la joie
D’un réveil au soleil palpitant et vermeil.

L’heure se dresse claire au matin
Rayonnant parmi les sourires,
Ô fête !
Voici la vie et les labeurs et les sourires,
Le front haut, éclabousser la nuit,
Vers l’astre en fête,
De claire joie et de bonté.

La vie avive les visages
D’ardeurs enthousiastes et folles,
Ô vivre ! c’est où pétille et tourbillonne
Le geste auprès des promptes paroles,
Et la vie
C’est d’être seul et fort et maître du destin :
Ah ! pour qu’exulte, flots de pourpre, le destin,
Que de soleils puissants mûrissent le matin !

Les sages
N’ont pas vécu et ils ne savent pas
La démence d’agir en mêlée aux combats,
Et le carnage et le grand bruit.
Les sages,
C’est au soir cauteleux qui rampe vers la nuit,
Ceux qui s’exilent de la fête des lumières,
Pleurant l’or d’orgueil de leurs larmes sur le fleuve,

  1. Sorte de navire remorqueur, qui en remorque un autre au moyen d’une chaîne engagée sur un engrenage actionné par sa propre machine.