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chrestomathie française


GEORGES RODENBACH

Né à Tournai en 1855, mort à Paris en 1899.

La Belgique n’est pas seulement la terre plantureuse où la vie matérielle s’étale en un épanouissement joyeux ; c’est aussi la patrie du mysticisme. Dans ses vieilles cités pullulent les couvents et surtout les béguinages où vivent des milliers de femmes ayant fui le monde, comme des colombes blessées. Le catholicisme monacal est l’un des traits essentiels du pays. L’œuvre de Georges Rodenbach nous fait pénétrer dans ce milieu de piété ascétique : elle chante la poésie des cloches et des cierges, le charme troublant des ombres claustrales, le mystère mélancolique des voiles blancs derrière lesquels la vie monacale s’écoule volontairement effacée. Ce Flamand devenu Parisien avait, comme Baudelaire, la nostalgie de la mysticité. Symboliste par bien des côtés, il ne s’est pas borné à peindre, en les idéalisant d’ailleurs, les poétiques monastères ; il a cherché à rendre également la vie des choses et tout le mystère que dégagent celles-ci. C’est un poète, un peu imprécis, d’une grâce un peu mièvre, mais d’une distinction rare, dans sa pénétrante mélancolie et dans sa mysticité sensuelle. Ce qui fait sa grande originalité c’est qu’il est resté bien flamand tout en s’assimilant la culture française.

Le Coffret[1].

Ma mère, pour ses jours de deuil et de souci,
Garde, dans un tiroir secret de sa commode,
Un petit coffre en fer rouillé, de vieille mode,
Et ne me l’a fait voir que deux fois jusqu’ici.

Comme un cercueil, la boîte est funèbre et massive,
Et contient les cheveux de ses parents défunts,
Dans des sachets jaunis aux pénétrants parfums,
Qu’elle vient quelquefois baiser le soir, pensive !

Quand sont mortes mes sœurs blondes, on l’a rouvert
Pour y mettre des pleurs et deux boucles frisées !
Hélas ! nous ne gardions d’elles, chaînes brisées,
Que ces deux anneaux d’or dans ce coffret de fer.

Et toi, puisque ton front vers le tombeau se penche,
Ô mère, quand viendra l’inévitable jour
Où j’irai dans la boîte enfermer à mon tour
Un peu de tes cheveux…, que la mèche soit blanche !…

  1. Extrait du recueil Les Tristesses (1879).