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chrestomathie française

et Edgard Poe, l’écrivain belge paraphrase souvent plus qu’il n’exprime et ses moyens sont limités. Il n’en est pas moins un fort bon poète. Son inspiration n’est du reste pas monocorde. Dans La Nuit, qu’on pourrait appeler ses Fleurs du mal, il traduit, avec un pessimisme baudelairien teinté de satanisme et en un style brutal, exaspéré, surchargé comme la peinture flamande, tout ce qu’il y a de morbide et de bas dans la nature humaine : les vices, les saletés, les pourritures, les relents d’hôpital, les sensations malsaines, les malheurs. C’est, avec des frissons d’horreur, l’Enfer terrestre qu’il nous montre. Dans ses autres œuvres, il lève heureusement la tête vers le Paradis et la vie lui apparaît plus sortable. La philosophie qui se dégage de son beau poème tragique, Prométhée, est, dans un cadre antique, une synthèse consolante de la Raison et de la Foi. Iwan Gilkin, malgré la partie faisandée de ses œuvres, est un des meilleurs poètes de la Belgique.



Litanies[1].

Surnaturelle, calme et puissante Beauté,
Fontaine de santé, miroir d’étrangeté,
Écoutez-moi !

Phare spirituel, allumé sur les roches,
Beffroi des jours défunts, où sanglotent les cloches,
Appelez-moi !

Havre où les blancs voiliers et les fumeux steamers
Chargés de cœurs vaillants, viennent du bout des mers,
Accueillez-moi !

Soleil vertigineux, vous qui dans les yeux faites
Fleurir des visions de splendeurs et de fêtes,
Aveuglez-moi !

Jardinier qui semez dans la nuit des cerveaux
Les songes imprévus et les verbes nouveaux,
Fécondez-moi !

Fleuve majestueux, où sur l’eau lente éclate
La gloire des lotus d’azur et d’écarlate,
Submergez-moi !

Tour d’ivoire, château que les tentations
Entourent vainement de leurs obsessions,
Abritez-moi !

Forêt crépusculaire, où les oiseaux nocturnes
Ouvrent leurs clairs yeux d’or et leurs vols taciturnes,
Apaisez-moi !

  1. Extrait de La Nuit (1897).