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chrestomathie française
La Cène[1].


Sur le mur décrépit du cloître ancien et froid,
À droite, dans le fond de la salle où l’on croit
Sentir l’horreur des lieux où reviennent des ombres,
Voilée, et recevant des vitres toujours sombres
Le peu de jour qui sied à la paix des tombeaux,
Une peinture encor fière, presque en lambeaux,
Se dresse ; on ne voit qu’elle en entrant : c’est la Cène.
La couleur, le contour y subsistent à peine,
Et l’on tressaille ainsi qu’en approchant un mort.

Comme tout ce que l’art ou la vie a fait fort,
L’œuvre sainte a souffert des choses et des hommes.
Le temps n’est pas un faible ennemi ; mais nous sommes
Plus cruels, et l’affront de nos mains est plus lourd.
L’âge, déjà mauvais, l’ayant d’un travail sourd
Trop peu blessée au gré de leur sauvagerie,
Les moines l’ont souillée et les soldats meurtrie.
D’un même accord ils ont trouvé dans leurs cerveaux,
Les soldats, d’attacher à ce mur leurs chevaux,
Et les religieux qu’un saint zèle transporte,
Pouvant la faire ailleurs, de percer une porte
Juste au milieu, trouant le Christ tendre et divin.
Un pareil attentat, hélas ! ne fut pas vain ;
Et la nature aussi, complice de nos crimes,
N’a guère respecté les convives sublimes.
L’eau, filtrant à travers l’inutile épaisseur
Des murs sur la beauté des fronts pleins de douceur,
Aux plus purs, sans raison, a mis des plis farouches.
Une tache a faussé l’expression des bouches.
Puis les restaurateurs[2] à leur tour ont osé
Sur l’œuvre où le pinceau du maître s’est posé,
Ô misère, porter leur main comme une insulte.
Tout profané qu’il est, l’autel garde son culte,
Et l’âme y voit le Dieu, reconnaissable ou non.
Mais tandis que le marbre, Hercule ou Parthénon,
Ruiné, mutilé, debout ou dans la terre.
Gardien sûr de la forme et de la ligne austère,

  1. Extrait des Tableaux de voyage dans Les Chimères. Il s’agit ici de la fameuse fresque, malheureusement presque effacée aujourd’hui, de Léonard de Vinci à Milan, représentant le dîner (en latin cœna) que Jésus fit avec ses apôtres la veille de la passion. Voir page 108, note 2.
  2. Ceux qui remettent à l’état de neuf un objet d’art ou un monument, très souvent d’ailleurs, en diminuant maladroitement sa valeur artistique.