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jours à la campagne, ne vienne ici se moquer de moi.

Vous rirez aussi, mais j’y consens : votre rire ne sera pas comme le leur ; et j’ai ri de tout ceci avant vous. Je trouve pourtant que cette vie a bien de la douceur, quand, pour en mieux sentir l’avantage, je sors de la forêt, que je pénètre dans les terres cultivées, que je vois au loin un château fastueux dans les campagnes nues ; quand, après une lieue labourée et déserte, j’aperçois cent chaumières entassées, odieux amas, dont les rues, les étables et les potagers, les murs, les planchers, les toits humides, et jusqu’aux hardes et aux meubles, ne paraissent qu’une même fange, dans laquelle toutes les femmes crient, tous les enfants pleurent, tous les hommes suent. Et si, parmi tant d’avilissement et de douleurs, je cherche, pour ces malheureux, une paix morale et des espérances religieuses, je vois pour patriarche, un prêtre avide, aigri par les regrets, séparé trop tôt du monde ; un jeune homme chagrin, sans dignité, sans sagesse, sans onction, que l’on ne vénère pas, que l’on voit vivre, qui damne les faibles, et ne console pas les bons : et pour tout signe d’espérance et d’union, un signe de crainte et d’abnégation, étrange emblème, triste reste d’institutions antiques et grandes que l’on a misérablement perverties.

Il est pourtant des hommes qui voient cela bien tranquillement, et qui ne se doutent même pas qu’on puisse le voir d’une autre manière.

Triste et vaine conception d’un monde meilleur ! Indicible extension d’amour ! Regret des temps qui coulent inutiles ! Sentiment universel[1], soutiens et dévore ma vie :

  1. On a communément une idée trop étroite de l’homme sensible. On en fait un personnage ridicule ; j’en ai vu faire une femme, je veux dire une de ces femmes qui pleurent sur l’indisposition de leur oiseau, que le sang d’une piqûre d’aiguille fait pâmer, et qui frémissent au son de certaines syllabes, comme serpent, araignée, fossoyeur, petite vérole, tombeau, vieillesse.
    J’imagine une certaine modération dans ce qui nous émeut, une combinaison subite des sentiments contraires, une habitude de supériorité sur l’affection même qui nous commande ; une gravité de l’âme, et une profondeur de la pensée, une étendue qui appelle aussitôt en nous la perception secrète que la nature voulut opposer à la sensation visible ; une sagesse du cœur dans sa perpétuelle agitation ; un mélange enfin, une harmonie de toutes choses qui n’appartient qu’à l’homme d’une vaste sensibilité : dans sa force, il a pressenti tout ce qui est destiné à l’homme, dans sa modération, lui seul a connu la mélancolie du plaisir et les grâces de la douleur.
    L’homme qui sent avec chaleur, et même avec profondeur, mais sans modération, consume dans des choses indifférentes cette force presque surnaturelle. Je ne dis pas qu’il ne la trouvera plus dans les occasions du génie : il est des hommes grands dans les petites choses, et qui pourtant le sont encore dans les grandes circonstances. Malgré leur mérite réel, ce caractère a deux inconvénients. Ils seront regardés comme fous par les sots et par plusieurs gens d’esprit, et ils seront prudemment évités par des hommes mêmes qui sentiront leur prix, et qui concevront d’eux une haute opinion. Ils dégradent le génie en le prostituant à des choses tout à fait vulgaires, et parmi les derniers des hommes. Par là ils fournissent à la foule des prétextes spécieux pour prétendre que le bon sens vaut mieux que le génie, parce qu’il n’a pas ses écarts ; et pour prétendre, ce qui est plus funeste, que les hommes droits, forts, expansifs, généreux, ne sont pas au dessus des hommes prudents, ingénieux, réguliers, toujours retenus, et souvent personnels.