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rons ensemble. Nous l’avons décidé ainsi ; la nature des choses l’avait décidé avant nous : je suis heureux qu’il n’ait pas d’état. Il tiendra ici votre place, autant qu’un ami nouveau peut remplacer un ami de vingt années, autant que je pourrai trouver dans mon sort une ombre de nos anciens songes.

L’intimité entre Fonsalbe et moi devance le progrès du temps, et elle a déjà le caractère vénérable de l’ancienneté. Sa confiance n’a point de bornes ; et, comme c’est un homme très-discret et naturellement réservé, vous jugez si j’en sens le prix. Je lui dois beaucoup ; ma vie est un peu moins inutile, et elle deviendra tranquille malgré ce poids intérieur qu’il peut me faire oublier quelquefois, mais qu’il ne saurait lever. Il a rendu à mes déserts quelque chose de leur beauté heureuse, et du romantisme de leurs sites alpestres : un infortuné, un ami y trouve des heures assez douces qu’il n’avait pas connues. Nous nous promenons, nous jasons, nous allons au hasard ; nous sommes bien quand nous sommes ensemble. Je vois tous les jours davantage quels cœurs une destinée contraire peut cacher parmi les hommes qui ne les connaissent pas, et dans un ordre de choses où ils se chercheraient eux-mêmes.

Fonsalbe a vécu tristement dans de perpétuelles inquiétudes, et sans jouir de rien. Il a deux ou trois ans de plus que moi ; il sent que la vie s’écoule. Je lui disais : Le passé est plus étranger pour nous que l’existence d’un inconnu, il n’en reste rien de réel ; les souvenirs qu’il laisse sont trop vains pour être comptés comme des biens ou des maux par un homme sage. Quel fondement peuvent avoir les plaintes ou les regrets de ce qui n’est plus ? Si vous eussiez été le plus heureux des hommes, le jour présent serait-il meilleur ? Si vous eussiez souffert des maux affreux... Il me laissait dire, mais je m’arrêtai moi-même.