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Nous nous promenions, allant et revenant de la cascade à la route. Nous convînmes que l’homme le plus fortement organisé peut n’avoir aucune passion positive, malgré son aptitude à toutes, et qu’il y eut plusieurs fois de tels hommes, soit parmi les maîtres des peuples, soit parmi les mages, les gymnosophistes, soit parmi les fidèles vrais et persuadés de certaines religions, comme l’islamisme, le christianisme, le bouddhisme.

L’homme supérieur a toutes les facultés de l’homme, et il peut éprouver toutes les affections humaines ; il s’arrête aux plus grandes de celles que sa destinée lui donne. Celui qui fait céder de grandes pensées à des idées petites ou personnelles, celui qui, ayant à faire ou à décider des choses importantes, est ému par de petites affections et des intérêts misérables, n’est pas un homme supérieur.

L’homme supérieur voit toujours au delà de ce qu’il est et de ce qu’il fait ; loin de rester en arrière de sa destinée, il devance toujours ce qu’elle peut lui permettre, et ce mouvement naturel de son âme n’est point la passion du pouvoir ou des grandeurs. Il est au-dessus des grandeurs et du pouvoir : il aime ce qui est utile, noble et juste ; il aime ce qui est beau. Il reçoit la puissance, parce qu’il en faut pour rétablir ce qui est utile et beau ; mais il aimerait une vie simple, parce qu’une vie simple peut être pure et belle. Il fait quelquefois ce que les passions humaines peuvent faire ; mais il y a dans lui une chose impossible, c’est qu’il le fasse par passion. Non-seulement l’homme supérieur, le véritable homme d’État n’est point passionné pour les femmes, n’aime point le jeu, n’aime point le vin, mais je prétends qu’il n’est pas même ambitieux. Quand il agit comme les êtres nés pour le regarder avec surprise, il ne le fait point par les mobiles qu’ils connaissent. Il n’est ni défiant ni confiant, ni dissimulé ni ouvert, ni reconnaissant ni ingrat ; il n’est rien de tout