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changé sa vie ; il a dénaturé son cœur, et les ombres colossales sont venues fatiguer ses désirs, parce que les proportions naturelles des êtres vrais ont paru trop exactes à sa folle grandeur. Les vanités sociales me rappellent souvent cette fastueuse puérilité d’un prince qui se crut grand lorsqu’il fit dessiner en lampions le chiffre de l’autocratrice sur la pente d’une montagne de plusieurs lieues.

Nous avons aussi taillé les montagnes, mais nos travaux ont été moins gigantesques. Ils furent faits de nos mains, et non de celles des esclaves ; nous, nous n’avions pas des maîtres à recevoir, mais des amis à placer.

Un ravin profond borde les bois du château ; il est creusé dans des rocs très-escarpés et très-sauvages. Au haut de ces rocs, au fond du bois, il paraît que l’on a autrefois coupé des pierres : les angles que ce travail a laissés ont été arrondis par le temps ; mais il en résulte une sorte d’enceinte formant à peu près la moitié d’un hexagone, et dont la capacité est très-propre à recevoir commodément six ou huit personnes. Après avoir un peu nivelé le fond de pierres et avoir achevé le gradin destiné à servir de buffet, nous fîmes un siège circulaire avec de grosses branches recouvertes de feuilles. La table fut une planche posée sur des éclats de bois laissés par les ouvriers qui venaient de couper près de là quelques arpents de hêtres.

Tout cela fut préparé le matin. Le secret fut gardé, et nous conduisîmes nos hôtes, chargés de fraises, dans ce réduit sauvage qu’ils ne connaissaient pas. Les femmes parurent flattées de trouver les agréments d’une simplicité délicate au milieu d’une scène de terreur. Des branches de pin étaient allumées dans un angle du roc suspendu sur un précipice que les branches avancées des hêtres rendaient moins effrayant. Des cuillers de buis