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l’homme doit si peu vivre, et la durée de ce qu’il laisse après lui a tant d’incertitude ! Si son cœur n’était pas avide, peut-être sa raison lui dirait-elle de vivre seulement sans douleurs, en donnant auprès de lui le bonheur à quelques amis dignes d’en jouir sans détruire son ouvrage.

Les sages, dit-on, vivant sans passion, vivent sans impatience, et comme ils voient toutes choses d’un même œil, ils trouvent dans leur quiétude la paix et la dignité de la vie. Mais de grands obstacles s’opposent souvent à cette tranquille indifférence. Pour recevoir le présent comme il s’offre, et mépriser l’espoir ainsi que les craintes de l’avenir, il n’est qu’un moyen sûr, facile et simple, c’est d’éloigner de son idée cet avenir dont la pensée agite toujours, puisqu’elle est toujours incertaine.

Pour n’avoir ni craintes ni désirs, il faut tout abandonner à l’événement comme à une sorte de nécessité, jouir ou souffrir selon qu’il arrive, et l’heure suivante dût-elle amener la mort, n’en pas user moins paisiblement de l’instant présent. Une âme ferme, habituée à des considérations élevées, peut parvenir à l’indifférence du sage sur ce que les hommes inquiets ou prévenus appellent des malheurs et des biens ; mais quand il faut songer à cet avenir, comment n’en être pas inquiété ? S’il faut le disposer, comment l’oublier ? S’il faut arranger, projeter, conduire, comment n’avoir point de sollicitude ? On doit prévoir les incidents, les obstacles, les succès ; or, les prévoir, c’est les craindre ou les espérer. Pour faire, il faut vouloir ; et vouloir, c’est être dépendant. Le grand mal est d’être forcé d’agir librement. L’esclave a bien plus de facilité pour être véritablement libre. Il n’a que des devoirs personnels ; il est conduit par la loi de sa nature : c’est la loi naturelle à l’homme, et elle est simple. Il est encore soumis à son maître ; mais cette loi-là est claire.