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ce hasard heureux, viennent vous dire : Courage ! il faut entreprendre, il faut oser ; faites comme nous. Ils ne voient point que ce n’est pas eux qui ont fait. Je ne dis pas que le hasard produise les choses humaines ; mais je crois qu’elles sont conduites, au moins en partie, par une force étrangère à l’homme, et qu’il faut, pour réussir, un concours indépendant de notre volonté.

S’il n’y avait pas une force morale qui modifiât ce que nous appelons les probabilités du hasard, le cours du monde serait dans une incertitude bien plus grande. Un calcul changerait plus souvent le sort d’un peuple ; toute destinée serait livrée à une supputation obscure : le monde serait autre, il n’aurait plus de lois, puisqu’elles n’auraient plus de suite. Qui n’en voit l’impossibilité ? y aurait contradiction ; des hommes bons deviendraient libres dans leurs projets.

S’il n’y a point une force générale qui entraîne toutes choses, quel singulier prestige empêche les hommes de voir avec effroi que, pour avoir des chandelles romaines, des cravates élastiques et des dragées de baptême, ils ont tout arrangé de manière qu’une seule faute ou un seul événement peut flétrir et corrompre toute une existence d’homme ? Une femme, pour avoir oublié l’avenir durant une minute, n’a plus dans cet avenir que neuf mois d’amères sollicitudes et une vie d’opprobre. L’odieux étourdi qui vient de tuer sa victime va le lendemain perdre à jamais sa santé en oubliant à son tour. Et vous ne voyez pas que cet état de choses, où un incident perd la vie morale, où un seul caprice enlève mille hommes, et que vous appelez l’édifice social, n’est qu’un amas de misères masquées et d’erreurs illusoires, et que vous êtes ces enfants qui pensent avoir des jouets d’un grand prix parce qu’ils sont couverts de papier doré. Vous dites tranquillement : c’est comme cela que le monde est fait.