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revenir, ou d’être dupe d’un beau sentiment. Je me sens en état de voir avec indifférence un site si heureux, un beau ciel, une action vertueuse, une scène touchante ; et, si j’y mettais assez d’importance, je pourrais, comme l’homme du meilleur ton, bâiller toujours en souriant toujours, m’amuser consumé de chagrins, et mourir d’ennui avec beaucoup de calme et de dignité.

Dans le premier moment, j’ai été surpris de la voir, et maintenant je le suis encore, parce que je ne vois pas à quoi cela peut mener. Mais quelle nécessité y a-t-il que cela mène à quelque chose ? Que d’incidents isolés dans le cours du monde, ou qui n’ont pas de résultats que nous puissions connaître ! Je ne parviens pas à me défaire de cette sorte d’instinct qui cherche une suite et des conséquences à chaque chose, surtout à celles que le hasard amène. Je veux toujours y voir et l’effet d’une intention, et un moyen de la nécessité. Je m’amuse de ce singulier penchant : il nous a fourni plus d’une occasion de rire ensemble ; et, dans ce moment-ci, je ne le trouve point du tout incommode.

Il est certain que, si j’avais su la rencontrer, je n’aurais pas été de ce côté : je crois pourtant que j’aurais eu tort. Un rêveur doit tout voir, et un rêveur n’a malheureusement pas grand’chose à craindre. Faudrait-il d’ailleurs éviter tout ce qui tient à la vie de l’âme, et tout ce qui l’avertit de ses pertes ? le pourrait-on ? Une odeur, un son, un trait de lumière me diront de même qu’il y a autre chose dans la nature humaine que digérer et s’endormir. Un mouvement de joie dans le cœur du malheureux, ou le soupir de celui qui jouit, tout m’avertira de cette mystérieuse combinaison dont l’intelligence entretient et change sans cesse la suite infinie, et dont les corps ne sont que les matériaux qu’une idée éternelle arrange comme les figures d’une chose invisible, qu’elle roule