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ches, qui se brisent sur la rive, et dont les bruits semblent résonner d’un long murmure dans l’abîme invisible.

C’est dans les sons que la nature a placé la plus forte expression du caractère romantique ; c’est surtout au sens de l’ouïe que l’on peut rendre sensibles, en peu de traits et d’une manière énergique, les lieux et les choses extraordinaires. Les odeurs occasionnent des perceptions rapides et immenses, mais vagues ; celles de la vue semblent intéresser plus l’esprit que le cœur : on admire ce qu’on voit, mais on sent ce qu’on entend[1]. La voix d’une femme aimée sera plus belle encore que ses traits ; les sons que rendent des lieux sublimes feront une impression plus profonde et plus durable que leurs formes. Je n’ai point vu de tableau des Alpes qui me les rendit présentes comme le peut faire un air vraiment alpestre.

Le Ranz des vaches ne rappelle pas seulement des souvenirs, il peint. Je sais que Rousseau a dit le contraire, mais je crois qu’il s’est trompé. Cet effet n’est point imaginaire ; il est arrivé que deux personnes, parcourant séparément les planches des Tableaux pittoresques de la Suisse, ont dit toutes deux, à la vue du Grimsel : « Voilà où il faut entendre le Ranz des vaches. » S’il est exprimé d’une manière plus juste que savante, si celui qui le joue le sent bien, les premiers sons nous placent dans les hautes vallées, près des rocs nus et d’un gris roussâtre, sous le ciel froid, sous le soleil ardent. On est sur la croupe des sommets arrondis et couverts de pâturages. On se pénètre de la lenteur des choses et de la grandeur des lieux ; on y trouve la marche tranquille des vaches et le mouvement mesuré de leurs grosses cloches, près des nuages, dans l’étendue doucement inclinée depuis la crête des granits inébranlables jusqu’aux granits ruinés des ra-

  1. Le clavecin des couleurs était ingénieux ; celui des odeurs eût intéressé davantage.