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dessus des prés encore dans l’ombre, c’est le réveil d’une terre primitive, c’est un monument de nos destinées méconnues !

Voici les premiers moments nocturnes ; l’heure du repos et de la tristesse sublime. La vallée est fumeuse, elle commence à s’obscurcir. Vers le midi, le lac est dans la nuit ; les rochers qui le ferment sont une zone ténébreuse sous le dôme glacé qui les surmonte, et qui semble retenir dans ses frimas la lumière du jour. Ses derniers feux jaunissent les nombreux châtaigniers sur les rocs sauvages ; ils passent en longs traits sous les hautes flèches du sapin alpestre ; ils brunissent les monts ; ils allument les neiges ; ils embrasent les airs ; et l’eau sans vagues, brillante de lumière et confondue avec les cieux, est devenue infinie comme eux et plus pure encore, plus éthérée, plus belle. Son calme étonne, sa limpidité trompe, la splendeur aérienne qu’elle répète semble creuser ses profondeurs ; et sous ces monts séparés du globe et comme suspendus dans les airs, vous trouvez à vos pieds le vide des cieux et l’immensité du monde. Il y a là un temps de prestige et d’oubli. L’on ne sait plus où est le ciel, où sont les monts, ni sur quoi l’on est porté soi-même ; on ne trouve plus de niveau, il n’y a plus d’horizon ; les idées sont changées, les sensations inconnues : vous êtes sortis de la vie commune. Et lorsque l’ombre a couvert cette vallée d’eau, lorsque l’œil ne discerne plus ni les objets ni les distances, lorsque le vent du soir a soulevé les ondes, alors, vers le couchant, l’extrémité du lac reste seule éclairée d’une pâle lueur ; mais tout ce que les monts entourent n’est qu’un gouffre indiscernable, et au milieu des ténèbres et du silence vous entendez, à mille pieds sous vous, s’agiter ces vagues toujours répétées, qui passent et ne cessent point, qui frémissent sur la grève à intervalles égaux, qui s’engouffrent dans les ro-