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L’homme de la société ne sent plus ces effets trop éloignés de ses habitudes, il finit par dire : Que m’importe ? Il est comme ces tempéraments fatigués du feu desséchant d’un poison lent et habituel ; il se trouve vieilli dans l’âge de la force, et les ressorts de la vie sont relâchés en lui, quoiqu’il garde l’extérieur d’un homme.

Mais vous, que le vulgaire croit semblables à lui, parce que vous vivez avec simplicité, parce que vous avez du génie sans avoir les prétentions de l’esprit, ou simplement parce qu’il vous voit vivre, et que, comme lui, vous mangez et vous dormez ; hommes primitifs, jetés çà et là dans le siècle vain, pour conserver la trace des choses naturelles, vous vous reconnaissez, vous vous entendez dans une langue que la foule ne sait point, quand le soleil d’octobre paraît dans les brouillards sur les bois jaunis ; quand un filet d’eau coule et tombe dans un pré fermé d’arbres, au coucher de la lune ; quand sous le ciel d’été, dans un jour sans nuages, une voix de femme chante à quatre heures, un peu au loin, au milieu des murs et des toits d’une grande ville.

Imaginez une plaine d’une eau limpide et blanche. Elle est vaste, mais circonscrite ; sa forme oblongue et un peu circulaire se prolonge vers le couchant d’hiver. Des sommets élevés, des chaînes majestueuses la ferment de trois côtés. Vous êtes assis sur la pente de la montagne, au-dessus de la grève du nord, que les flots quittent et recouvrent. Des rochers perpendiculaires sont derrière vous ; ils s’élèvent jusqu’à la région des nues ; le triste vent du pôle n’a jamais soufflé sur cette rive heureuse. A votre gauche, les montagnes s’ouvrent, une vallée tranquille s’étend dans leurs profondeurs, un torrent descend des cimes neigeuses qui la ferment ; et quand le soleil du matin paraît entre les pics glacés, sur les brouillards, quand des voix de la montagne indiquent les chalets, au-