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aimer, de tout soutenir, de tout consoler ; toujours combattu entre le besoin de voir changer tant de choses funestes et cette conviction qu’elles ne seront point changées, je reste fatigué des maux de la vie, et plus indigné de la perfide séduction des plaisirs, l’œil toujours arrêté sur l’immense amas des haines, des iniquités, des opprobres et des misères de la terre égarée.

Et moi ! voici ma vingt-septième année : les beaux jours sont passés, je ne les ai pas même vus. Malheureux dans l’âge du bonheur, qu’attendrai-je des autres âges ? J’ai passé dans le vide et les ennuis la saison heureuse de la confiance et de l’espoir. Partout comprimé, souffrant, le cœur vide et navré, j’ai atteint, jeune encore, les regrets de la vieillesse. Dans l’habitude de voir toutes les fleurs de la vie se flétrir sous mes pas stériles, je suis comme ces vieillards que tout a fuis ; mais plus malheureux qu’eux, j’ai tout perdu longtemps avant de finir moi-même. Avec une âme avide, je ne puis reposer dans ce silence de mort.

Souvenir des ans dès longtemps passés, des choses à jamais effacées, des lieux qu’on ne reverra pas, des hommes qui ont changé ! sentiment de la vie perdue !

Quels lieux furent jamais pour moi ce qu’ils sont pour les autres hommes ? quels temps furent tolérables, et sous quel ciel ai-je trouvé le repos du cœur ? J’ai vu le remuement des villes, et le vide des campagnes, et l’austérité des monts ; j’ai vu la grossièreté de l’ignorance et le tourment des arts ; j’ai vu les vertus inutiles, les succès indifférents, et tous les biens perdus dans tous les maux ; l’homme et le sort, toujours inégaux, se trompant sans cesse, et dans la lutte effrénée de toutes les passions, l’odieux vainqueur recevoir pour prix de son triomphe le plus pesant chaînon des maux qu’il a su faire.

Si l’homme était conformé pour le malheur, je le plain-