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brages, l’abondance des fruits, l’aspect d’une contrée aimable et majestueuse, que tout ce qui nous plaît et nous enchante, nous opprime et nous attriste. Alors les chants d’une voix lointaine nous accablent d’un sentiment indéfinissable de nos pertes, et de je ne sais quel souvenir confus de ce qui ne fut jamais pour nous, mais que d’autres impressions semblables nous avoient déjà fait pressentir vaguement ; et si dans le silence d’une nuit éclairée, nous nous livrons aux accens sublimes du rossignol solitaire, un invincible pouvoir égare notre imagination dans l’éthéré, l’élyséen, et navre aussitôt nos cœurs abandonnés dans un vide intolérable.

Ainsi l’inexplicable regret nous entraîne par sa douleur même, et nous plaît en nous déchirant. Ainsi le sentiment se ranime sur la trace de l’objet aimé. Ainsi le montagnard des Alpes, exilé dans les plaines de France ou de Hollande par la manie mercenaire d’une bravoure inconsidérée, se plaît aux premiers accens du Ranz des vaches ; mais bientôt s’intéresse, s’attendrit, pleure, soupire profondément, déserte ou meurt[1]. Ainsi cette ex-

  1. Hommes à envier qui ont une patrie ; hommes