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l’isoler sans l’égarer ; sa force est d’être entraîné ; sa destination d’être porté par le torrent des êtres. Jamais, quoiqu’il fasse, il ne pourra former un tout particulier, séparé et comme indépendant ; effet nécessaire de tant de causes par lesquelles il est cause lui-même, il ne peut sentir son être que comme le résultat de toutes les impressions reçues. C’est la discordance entre le cours universel et cette trace particulière sur laquelle le penseur factice veut s’arrêter au sein de la succession générale des impressions ; c’est cette résistance, cette déviation, en quelque sorte imprévue dans la nature, qui rend si pénible et si destructive la méditation arrêtée sur un objet imaginaire et déterminé. Mais en nous livrant au cours fortuit de nos idées, ou en nous abandonnant sans choix à l’effet imprévu des moyens extérieurs, nous animons notre être sans l’épuiser, et nous jouissons sans fatigue. Nous trouvons une douceur, une facilité inexprimable dans la libre succession des souvenirs et dans le vague d’une rêverie confuse ; c’est qu’alors, modifiés selon la nature entière, nous sommes ce que nous avons été faits en elle, une corde particulière dont les vibrations concourent à l’harmonie universelle.