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le devoir sous ses pas afin qu’il ne pût l’éviter ; il marcha donc de devoirs en devoirs, et ne voyant jamais que des devoirs, il demanda où est donc le bonheur. Jouir sans cesse, cela ne se peut. Jouir le plus possible, c’est s’épuiser en un jour, et l’épuisement conduit à la satiété, au désespoir ; certes le bonheur n’est pas sur cette voie de dégoûts : seroit-il sur la voie contraire ? Il consiste peut-être à ne pas jouir, car rien n’est plus pénible, donc rien n’est plus grand ; et, perfectionnés déjà, nous savons qu’être grand c’est être heureux. Mépriser les jouissances, c’est peu pour les destins suprêmes de l’homme ; souffrir est seul convenable à sa dignité : voilà sa destination, sa félicité. Dédaigner de repousser les maux de la vie, est d’un sage ; s’en faire beaucoup à soi-même, est d’un héros ; ne les point sentir, est d’un Dieu. Alors plusieurs de ces dieux terrestres, impassibles et mortels, demi-consumés sur les bûchers embrasés par leurs mains, crioient douloureusement, je n’ai rien souffert ; expression magnanime, mais extravagante, d’une ame forte et d’un esprit trompé.

Écoutez l’Indien. Le suprême bonheur des dieux, c’est l’immobilité, l’insensibilité. L’In-