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mais vous, depuis — non pas deux lunaisons, — des centaines, vous honorez avec persévérance les maîtres survenus. Quand vous partagerez-vous donc leurs os ? »

Iakoba frémit avec cette horreur prescrite au chrétien qui doit subir de telles impiétés. Il n’ignorait pas que le vieillard entendait seulement frapper, par ces paroles violentes, l’esprit de ceux qui les recueilleraient. Mais tant de gens pouvaient les redire aux chefs… Noté lui-même allait survenir, et les entendre… Cependant, Iakoba n’osait, malgré tout son ennui, chasser le vieux discoureur, et il dut écouter d’étonnants parlers de songe : Paofaï se savait malade — comme un homme qui nourrirait dans ses entrailles un atua justicier. Au milieu d’un sommeil double, il avait connu Tahiti-nui et toutes les îles de même race, de même ciel, se lamentant sous le regard de Hina sans pitié. Les terres, plus que jamais plantureuses et grasses, étaient vides, privées d’hommes vivants et de femmes pour cueillir les beaux fruits ; les cimes désertes ; les cavernes emplies de silence ; la mer-abyssale immobile et sans rides. Il répéta : — « La mer sans rides, sans souffles, sans bruits, sans ombres, morne, et moi aussi. »

Puis, fermant la bouche, il regarda soudain avec défiance par-dessus l’épaule de Iakoba qui tressaillit, tourna et aperçut le Missionnaire entré à l’improviste. Le visage de Noté ne parut point surpris ni fâché.