Page:Segalen - Les Immémoriaux.djvu/198

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Elle goûtait longuement la caresse de l’eau. Mais les autres, arrêtant leurs jeux, se levaient, mouillées à mi-hanches, pour rire et parler entre elles. On devisa du navire survenu ce matin-là. C’était un Farani[1] : cela se reconnaît aux banderoles toutes blanches qui pendent du troisième mât. Les Français sont plus gais que les marins d’aucune sorte ; et bien que les Missionnaires et les chefs les tiennent en défiance, ils se montrent joyeux fétii.

Pour mieux voir le bateau, les filles, s’étant revêtues, marchaient vers la mer jusqu’à piétiner le corail. Le soir tombait. Des lumières jaillirent de la coque noire ; d’autres luisaient sur le pont. Un bruit de joie et de rires parvint, comme un appel, jusqu’au rivage.

Eréna sentit combien l’on s’amusait là-bas. — Certes, elle n’irait pas au navire : Aüté pleurerait encore et serait si fâché ! Il ne la battrait point, malheureusement, mais il gémirait, trois nuits de rang, et des jours… Et c’est bien lassant, quand on est gaie soi-même, de consoler un tané qui pleure ! Non, elle n’irait pas au navire : elle en ferait le tour en pagayant lentement, afin d’écouter les himéné, de voir les danses et toute la suite. Elle courut vers sa pirogue, la traîna sur l’eau, en tâtonnant dans le creux pour saisir sa pagaie. Ses doigts se mouillèrent dans un peu de pluie tombée au fond ; — et point de

  1. Français.