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devint plus impalpable. Les montagnes respiraient d’un souffle inaperçu. De la colline, un attardé lançait encore le cri-à-faire-peur : « Qui restera pour la cérémonie des morts ? » Et dans les taillis, des guerriers maladroits, la poitrine ouverte, achevaient de mourir en sifflant et en râlant. Ils se turent. Sur la plage rassérénée commença de couler indéfiniment la caresse lente des nuits. Elle emportait au large, vers les eaux crépusculaires, les voix dernières du tumulte : ainsi, chaque soir, depuis que respiraient les hommes, l’île soufflait sur eux son haleine, ses parfums, et l’apaisement détendu de leurs désirs-de-jour.

Les Maîtres, une fois encore, acceptaient le repas des adieux. Des serviteurs attentifs présentaient à leurs bouches des mets surabondants, et leurs nombreuses épouses, habiles à tous les plaisirs, dansaient avec ces rythmes qui éveillent l’amour et sont pour les yeux des caresses. Les Douze regardaient et mangeaient. Le peuple d’Atahuru, revenu de ses émois, oublieux déjà du rapt accompli, admirait la puissance de ces nobles voyageurs, la majesté de leur appétit, l’ampleur de leur soif, la beauté du festin. C’étaient vraiment des Maîtres-de-jouissance : nuls liens, nuls soucis, nulles angoisses. Les manants maigres, inquiets parfois sur leur propre pâture, sentaient, à les considérer, leurs propres désirs satisfaits. Que figuraient, auprès d’eux, les sordides