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J’ai vu des archipels sidéraux et des îles
Dont les cieux délirants sont ouverts au vogueur :
Est-ce en ces nuits sans fond que tu dors et t’exiles,
Million d’oiseaux d’or, ô future Vigueur ?

Mais vrai, j’ai trop pleuré. Les aubes sont navrantes,
Toute lune est atroce et tout soleil amer.
L’âcre amour m’a gonflé de torpeurs enivrantes.
Oh ! que ma quille éclate ! Oh ! que j’aille à la mer !

Si je désire une eau d’Europe, c’est la flache,
Noire et froide, où, vers le crépuscule embaumé,
Un enfant accroupi, plein de tristesse, lâche
Un bateau frêle, comme un papillon de mai[1].

Et cela fut, en vérité, prophétique des désirs constants de l’autre Rimbaud, qui même avant ses souffrances, avant ses échecs, en pleine fièvre de vie et d’action, entrevoyait, comme but seul désirable, le repos.

§

Toute l’œuvre de Rimbaud, très heurtée, est loin d’avoir la beauté de forme et l’envergure des fragments précités. Mais, même en ses ombres les plus déconcertantes, elle échappe, pour des raisons que nous allons dire, à la critique agressive : c’est que, à l’exception de Une saison en enfer, cette œuvre n’était pas destinée à une publicité immédiate. Il est certain que l’auteur ne fut pour rien dans l’impression des Illuminations et des Poésies. Peut-être même les eût-il gardées toujours inédites[2].

Ces conditions d’intimité, de réserve, n’enlèvent rien à la valeur formelle de cette littérature. Elles présentent au contraire ce singulier avantage de permettre l’admiration en jugulant d’avance tout reproche. C’est un réseau maillé sur chair, à travers quoi passeraient les caresses, mais qui défendrait des injures. Le grief capital porterait, en effet, sur l’individualisme outrancier, sur l’obscurité opiniâtre de la plupart de ces proses. Telle par exemple :

MYSTIQUE

Sur la pente du talus, les anges tournent leurs robes de laine, dans les herbages d’acier et d’émeraude.

  1. Bateau ivre, Œuvres, p. 96.
  2. Le manuscrit des Poésies, retrouvé par Ch. de Sivry, fut remis par Verlaine à la Vogue, et publié sous l’autorité de M. Gustave Kahn (note de M. Paterne Berrichon, in : J.-A. Rimbaud, Œuvres, p. 116).