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Je courus ! Et les Péninsules démarrées
N’ont pas subi tohus-bohus plus triomphants[1]


puis de belles notations chatoyantes et précises :

… La circulation des sèves inouïes,
Et l’éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs[2].


d’autres, parfumées et délicates :

Des écumes de fleurs ont béni mes dérades,
Et d’ineffables vents m’ont ailé par instants.

Mais tout cela n’est, à vrai dire, que reflets sensoriels, fantômes évoqués pour l’intime joie des yeux de l’esprit. Cela flamboie ou s’irise, cela murmure ou rugit, mais sans évasion hors du langage des sens. Voici que le poète, d’un coup, parvient à d’insoupçonnés horizons :

Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes,
Et les ressacs, et les courants ; je sais le soir,
L’aube exaltée ainsi qu’un peuple de colombes,
Et j’ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir[3].

Dans ces dix derniers mots, tous d’un usage ultra-quotidien, banal, s’enclot vraiment un frisson d’inconnu. C’est le face à face glorieux avec cet imaginaire absolu dont toute réalité ne semble que le reflet terne ; c’est l’emprise immédiate par autre chose que des frissons de nerfs, de l’immuable, du surhumain. On conçoit la fierté du poète, et la hautaine allure de son affirmation, et ce mépris d’archange mauvais inclus dans l’assurance :

… ce que l’homme a CRU voir…


lorsque lui, le voyant, s’en pénétrait, s’en rassasiait en dépit de l’infirme nature. De tels instants divinatoires désignent les poètes essentiels. D’aucuns ont façonné de vers autant qu’une jonchaie peut lever de joncs, sans que jamais on puisse, en leurs arpents corrects, cueillir une glane comparable. D’autres en abondent, et Verlaine est parmi ces derniers. Il serait aisé d’en récolter encore, et nombreuses, dans l’œuvre pourtant rare de Rimbaud.

Enfin, le Bateau ivre, épuisé des mers, aspire à l’immobilité :

  1. Bateau Ivre, p. 91.
  2. Ibid., p. 94.
  3. Ibid., p. 94.