qui nous succéderont ; mais que, dans la difficile question de la lumière, que je sois le seul de mon siècle qui sache la vérité, voilà ce qui cause ma joie et me donne la conscience de ma supériorité sur un grand nombre de mes semblables. »
Ce n’est pas à dire pourtant que Gœthe fût sans valeur au point de vue scientifique. Il apporta dans ce domaine les qualités d’un cerveau supérieur et parfois même son admirable génie éclate encore, en cet ordre, par des vues de devin : le premier en botanique il a émis l’idée que la fleur était la reproduction de la feuille, perçant ainsi sous le voile des diversités superficielles l’unité du plan physiologique. La prétention d’Ingres non plus ne fut pas injustifiée et des lettres d’Ambroise Thomas attestent la réalité de ses qualités d’exécutant. Mais il faut se souvenir ici que le Bovarysme ne consiste pas seulement à préférer une qualité que l’on n’a pas à une qualité que l’on possède. Le Bovarysme existe, a-t-on dit, dès que l’ordre hiérarchique des énergies se montre interverti dans l’esprit et dans l’appréciation de celui qui possède ces énergies, dès qu’il préfère une énergie moins forte à une plus forte. Cette faute de critique et cette préférence mettent au service d’une faculté relativement médiocre tout le pouvoir d’effort attentif et conscient, dont la faculté maîtresse se voit privée. Une perte en résulte, un rendement moindre, comme si le propriétaire d’une terre s’obstinait à ensemencer ses champs les plus incultes au détriment des plus fertiles et des plus riches[1].
Voilà, nous semble-t-il, le mécanisme du silence de Rimbaud. En se jouant, dans ses années d’adolescence, il avait sans effort apparent ni conscient donné la preuve d’aptitudes poétiques réelles. Il les avait mal reconnues. Plus tard, désireux de tout sentir, de tout voir, puis aux prises avec l’implacable vie, il eut à soutenir des luttes où la contrainte apparut, où la volonté dut se tendre, briser l’obstacle et passer. Il se crut dans « sa voie », peut-être. Ses vers et ses proses avaient spontanément jailli, comme des gestes et des jeux d’enfant. En revanche ses caravanes au Harrar lui coûtèrent de terribles labeurs : des journées à cheval, la solitude, des dangers… Parfois un succès temporaire l’excitait à persévérer, l’ancrait dans une erreur que ses désirs de richesse, puis de repos, rendaient maintenant irréparable. Comme cela devait lui sembler naïf, au regard de ses angoisses actuelles, ses libres pages d’antan ! S’il y eut combat entre le poète et l’homme d’affaires, cela dut être bref et irrévocable.
- ↑ Le Bovarysme, p. 82.