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quel il avait proposé une chronique de guerre, lors des opérations Italo-Éthiopiennes — vous ignorez sans doute, vivant si loin de nous, que vous êtes devenu à Paris dans un très petit cénacle une sorte de personnage légendaire, un de ces personnages dont on a annoncé la mort, mais à l’existence desquels quelques fidèles persistent à croire et dont ils attendent obstinément le retour. On a publié dans des revues du Quartier latin et même réuni en volume vos premiers essais, prose et vers ; quelques jeunes gens (que je trouve naïfs) ont essayé de fonder un système littéraire sur votre sonnet sur la couleur des lettres. Ce petit groupe qui vous a reconnu pour maître, ne sachant ce que vous êtes devenu, espère que vous réapparaîtrez un jour pour le tirer de son obscurité. Tout cela est sans portée pratique d’aucune sorte ; je m’empresse de l’ajouter pour vous renseigner consciencieusement. Mais à travers, permettez-moi de vous parler franchement, à travers beaucoup d’incohérence et de bizarrerie, j’ai été frappé de l’étonnante virtuosité de ces productions de première jeunesse. C’est pour cela, et aussi pour vos aventures que Mary[1], qui est devenu un romancier populaire à grand succès, et moi parlons quelquefois ensemble de vous avec sympathie[2].

Voilà donc Rimbaud sollicité de gloire, et par qui ? L’avertissement ne vient pas de ces jeunes gens naïfs qui l’ont choisi maître, mais d’une autorité sérieuse, celle d’un rédacteur au Temps, ami d’un « romancier populaire à grand succès » ! Que va faire Rimbaud ? Prendre conscience de la « virtuosité » qu’on lui accorde ? Communier, de loin, avec son cénacle ? À tout le moins, indiquer son désir d’œuvrer encore, après fortune faite ? Rimbaud se tait. On n’a point trouvé trace qu’il eût pris en considération le retentissement de ses proses premières. Au contraire, on peut supposer par le ton de ses lettres et par un silence plus affirmatif encore, que la voix poétique était décidément éteinte — ou peut-être, qu’il l’avait lui-même étouffée.

§

Le cas est évidemment singulier, d’un poète récusant son œuvre entière de poète, et la récusant non seulement par des paroles ou des dédains soupçonnables d’affectation, mais par dix-huit années de sa maturité, par son mutisme définitif. Tant de gens, même sincères, sont à l’affût du moindre des échos suscités par leur nom que l’on s’étonne d’une attitude

  1. Jules, sans doute.
  2. Vie, p. 204.