Page:Segalen - Le Double Rimbaud.djvu/14

Cette page a été validée par deux contributeurs.

très sobre, ne buvait jamais d’alcool ; du café seulement, à la turque, comme on en prend dans le pays.

— Avec des capitaux suffisants, eût-il pu réussir ?

— Non, peut-être. Bon comptable, il ne pensait pas assez aux affaires… il devait avoir d’autres idées en tête…

— L’argent le tentait, pourtant ?

— Il était très parcimonieux, très acharné, mais de gros gains ne l’auraient même pas satisfait.

— Parlait-il quelquefois de ses amis en France ?

— Jamais. Il n’aimait en France absolument que sa sœur, disait ne désirer revenir que pour elle… D’ailleurs, longtemps après sa mort j’ai reçu une lettre de sa sœur, une lettre, oh ! comme lui aurait pu en écrire… Vit-elle toujours ?

Nous rassurons notre interlocuteur.

— Mais vous saviez que Rimbaud écrivait ?

— Oh ! oui, de belles choses… des comptes-rendus à la Société de géographie, et aussi un livre sur l’Abyssinie[1]

Tous les « souvenirs » du même genre pèchent, d’ailleurs, par les personnalités interrogées. Ces négociants, hommes d’affaires, conducteurs de caravanes, consuls ou autres, ne pouvaient évaluer que des aptitudes commerciales. On ne doit espérer en extraire la moindre note sur le Rimbaud-poète, lequel, à ce moment, était, hors d’un cercle minime, absolument inconnu. Si bien que s’intéresser à ses manifestations artistiques (à supposer que cette période de sa vie en présentât) eût été faire œuvre de critique hors-pair, le découvrir. Ses compagnons de labeur n’ont évidemment soupçonné en lui que l’honorable correspondant de la Société de géographie.

Les lettres de Rimbaud à sa famille et à quelques amis ne sont pas plus explicites : Rimbaud s’y est mis à la portée de ses interlocuteurs, et surtout de sa mère.

Et c’est, dit Paterne Berrichon[2], une personne de vertu propriétaire dont le cœur bat malgré soi vers l’argent, et qui ne saurait, par tradition, avoir d’estime parfaite pour un homme pauvre vivant, fût-ce son fils… — On sent que pour ne point contrister et s’aliéner le correspondant en France dont il a besoin et qu’il aime en somme, sous la sécheresse des témoignages d’affection, Rimbaud sacrifie ses soins idéaux les plus pressants et impérieux, qu’il exagère des trivialités et va jusqu’à médire des gens l’employant avec loyauté ou

  1. Entretiens avec MM. A. et C. Rhigaz, négociants à Djibouti.
  2. Lettres de J.-A. Rimbaud. Introduction, pp. 12-13.