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est alors la clef commerciale. C’est encore, sans doute, un territoire égal à une petite France qu’il va sillonner en tout sens ; mais en regard de ses exploits antérieurs, l’espace peut lui sembler mesquin.

Dès lors, il est perdu de vue par ses amis d’Europe, ceux-là du moins qui avaient approché notre Rimbaud-poète. Pour le suivre là-bas, et mettre en relief le second état de sa vie, les documents ne semblent pas manquer. Il y a ses lettres, d’abord[1] ; il y a les nombreux souvenirs écrits ou oraux laissés par lui chez ceux qui l’ont connu. Il y a le pays lui-même, enfin, qui doit nous renseigner.

Le pays, c’est le Harrar, les hauts plateaux dont le climat apaisé défend des chaleurs de la mer Rouge. C’est le passage obligé des caravanes vers d’autres pays plus riches, en ébullition politique, l’Abyssinie, le Choa. Rimbaud lui-même (en négociant, certes, plutôt qu’en artiste) décrit :

Quelques versants de montagnes bien arrosés, tels que ceux du Gan-Libach, offrent une végétation superbe, non moins belle que celle des monts éthiopiens. Le naturaliste Mengès y a reconnu le genévrier gigantesque et la magnifique djibara adressant sa hampe florale à plusieurs mètres de hauteur. Les caféiers prospèrent sur les avant-monts du massif du Choa. La région centrale du pays, l’Ogaden, dont l’élévation moyenne est de 900 m. serait, d’après les informations de Sottiro, une vaste région de steppes : après les pluies légères qui tombent dans la contrée, c’est une mer de hautes herbes, interrompues en quelques endroits par des champs de cailloux[2].

Mais alentour, c’est vers la mer, vers la côte Somali, c’est la plaine implacable, sèche, le Désert. Ce mot enferme toute une magie égale à celle du miroir où les hallucinés contemplent défiler d’étonnantes visions. Certes, l’imprévu complet n’existe plus depuis le perfectionnement des récits de voyages et l’on peut imaginer d’avance tout ce qui se trouve, à l’abord direct, réalisé : la lumière pulvérulente, un sol plus implacable de crudité que le ciel même ; des sables flaves ; le cercle horizontal reculé presque derrière les nuages, et la grande calotte bleue que la vue peut, sans accrocs, caresser. À l’aube,

  1. Lettres de J.-A. Rimbaud. Égypte, Arabie, Éthiopie avec une Introd. et notes par Paterne Berrichon. Soc. du Merc. de France 1899.
  2. Rimbaud. Comptes rendus des séances de la Société de Géographie, 1 février 1884.