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que donne l’or, que par amour du vagabondage même. Il erra comme pas un ne sut errer, peut-être, de dix-neuf à vingt-trois ans. Le voici en Belgique, en Angleterre, en Allemagne : jeux d’essais. De chacun de ces pays il retient la langue. En trois mois, à Stuttgard, il est germanisant. Un mois lui suffit pour assimiler l’italien, à Milan où il est à peu près parvenu à pied. Cela deviendra son mode de pérégriner habituel. Une insolation grave l’abat à Livourne. On le rapatrie. Il repart vers l’Orient, mais s’arrête en Autriche, d’où, expulsé, il regagne toujours à pied les Ardennes son pays natal[1]. Il s’échappe, atteint la Hollande, à pied encore, et contracte un engagement dans les troupes néerlandaises : cette fois, c’est la grande fuite attendue. Il débarque à Java, déserte, erre dans la brousse, revient à Batavia et se réfugie à bord d’un navire chargeant pour Liverpool. On le retrouve à Charleville. Et sans cesse il s’en va. Interprète dans un cirque à Copenhague et à Stockholm, il s’engage chez des négociants pour Alexandrie, traverse une seconde fois le Saint-Gothard, s’embarque à Gênes, atteint Chypre, d’où les fièvres le chassent, et doit revenir en France. Le temps lui pèse :

« Rester toujours dans le même lieu — écrit-il, me semblerait un sort très malheureux. Je voudrais parcourir le monde entier qui, en somme, n’est pas si grand. »

Puis c’est encore l’Égypte, et Chypre, d’où il gagne Aden, tente une incursion en Abyssinie, revient à Aden et aboutit enfin, en novembre 1880, à une provisoire, mais caractéristique étape : la côte du Somal, le Harrar, le chemin de la mer à l’Abyssinie. Il a vingt-six ans.

Cela fait date dans ses aventures. Jusqu’alors, il semble avoir, en poursuivant la fortune, obéi à un irrésistible besoin de tout sentir, tout vivre ; peut-être simplement à une inéluctable impulsion d’errer. D’autres diraient : manie ambulatoire, et, tournant tranquillement la page, se reposeraient là-dessus. Le diagnostic serait facile et paresseux ; peu de chose du problème posé : — la duplicité de la vie de Rimbaud, — en serait éclairci. D’ailleurs cette « manie » s’apaise, et durant dix années, les dernières, Rimbaud ne va plus quitter l’Abyssinie, les pays encerclants, et Aden, qui en

  1. Rimbaud est né à Charleville en 1854. Voir : Paterne Berrichon, Vie de J.-A. Rimbaud. Édit. du Mercure de France.