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Si j’avais des antécédents à un point quelconque de l’histoire de France !

Mais non, rien.

Il m’est bien évident que j’ai toujours été de race inférieure…

Je me rappelle l’histoire de la France, fille aînée de l’Église. J’aurais fait, manant, le voyage de Terre sainte ; j’ai dans la tête des routes dans les plaines souabes, des vues de Byzance, des remparts de Solyme. Le culte de Marie, l’attendrissement sur le Crucifié s’éveillent en moi parmi mille féeries profanes. — Je suis assis, lépreux, sur les pots cassés et les orties, au pied d’un mur rongé par le soleil. — Plus tard, reitre, j’aurais bivaqué sous les nuits d’Allemagne.

Ah ! encore : je danse le Sabbat dans une rouge clairière, avec des vieilles et des enfants…[1]

Désir des autres lieux :

Me voici sur la plage armoricaine. Que les villes s’allument dans le soir. Ma journée est faite ; je quitte l’Europe. L’air marin brûlera mes poumons ; les climats perdus me tanneront. Nager, broyer l’herbe, chasser, fumer surtout ; boire des liqueurs fortes comme du métal bouillant — comme faisaient ces chers ancêtres autour des feux.

Désir des richesses :

Je reviendrai avec des membres de fer, la peau sombre, l’œil furieux : sur mon masque, on me jugera d’une race forte. J’aurai de l’or : je serai oisif et brutal. Les femmes soignent ces féroces infirmes retour des pays chauds[2].

Désir de toute humanité :

Quelquefois, je vois au ciel des plages sans fin couvertes de blanches nations en joie. Un grand vaisseau d’or au-dessus de moi agite ses pavillons multicolores sous les brises du matin. J’ai créé toutes les fêtes, tous les triomphes, tous les drames. J’ai essayé d’inventer de nouvelles fleurs, de nouveaux astres, de nouvelles chairs, de nouvelles langues. J’ai cru acquérir des pouvoirs surnaturels[3].

Et Rimbaud, ayant clamé tous ses désirs comme il n’avait pas encore vingt ans, entreprit de les réaliser. Ce fut le second aspect de sa vie.

§

D’abord, il vagabonda, aussi bien dans le but nécessaire à la fois et miroitant de gagner sa vie et de la parer de tout ce

  1. Œuvres, p. 218.
  2. Ibid., p. 220.
  3. Ibid., p. 258.