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de Fleury, a toute l’allure d’une intoxication. Nous entendons parler ici de l’amour « triste, plaintif, dolent », de l’amour tel qu’il évolue chez les affinés ou exaspérés, et non du sentiment « joyeux, alerte, sain, sans remords, sans amertume », assez peu efficace et fécond, vraiment, comme matière esthétique.

Comme les intoxications précédemment citées, sa caractéristique est de « n’être apaisé dans sa souffrance que par une satisfaction qui l’entretient et qui l’augmente sitôt après »[1].

L’on peut tracer en graphique précis ses cycles habituels, évaluer en ordonnées ses exacerbations ou son déclin.

Inutile de citer, bénévoles ou passifs, tous les adeptes de l’intoxication-amour dans le monde des lettres. Car les grands artistes furent le plus souvent de profonds amoureux, et depuis trois cents ans la séméiologie des troubles qu’ils en éprouvèrent se murmure en prose, se déclame en vers, se chante en musique. Son règne littéraire a vu naître et passer les écoles et les genres. Jusqu’à présent justiciable seulement d’études empiriques, le voici qui se dose et se mesure, et se schématise… Les chimistes sans doute vont en tenter l’analyse.

Nous avons déjà ce Disciple[2] minutieux et prolixe ayant en guise d’humaine cervelle quelque chose comme une « mécanique à penser », enregistrante et totalisante. Nous avions encore la Fin d’un flirt où Ém. Pierret tentait d’illuminer la vieille trame romanesque des aperçus si ingénieux cités plus haut, et, textuellement, intercalait des courbes d’exacerbation amoureuse. Nous aurons bientôt sans doute le roman-type d’une telle expérimentation. « Et qui sait, ajoute M. de Fleury, si le XXe siècle n’écrira pas Werther à sa manière, avec figures dans le texte, chez un éditeur médical ? »[3]

La vérité physiologique y gagnera peut-être, mais l’intensité d’émotion, l’expression aiguë qui nous charment en l’introspection moins scientifique de nos poètes d’aujourd’hui seront mortes, desséchées. — Comme un tracé de sphygmographe exact et glacial.

  1. Docteur Maurice de Fleury, Introduction à la médecine de l’esprit, p. 352.
  2. Paul Bourget, Le disciple.
  3. Ibid.