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nage des esprits malades ou des corps débiles — il arriva ceci : que loin de chérir l’équilibre et la force, on se prit à aimer leurs contraires. L’ « Amour du mal », suivant la forte expression de Paulhan, se substitua peu à peu au culte rigoureux et poncif qui jusque-là prônait le bien. Non seulement les faibles ne prirent soin de cacher leurs faiblesses mais les normaux désirèrent s’affaiblir[1]. Et il fut loin, le « beau temps de 1830 où nos poètes, taillés en hercules, se surmenaient sans en souffrir, ne causaient qu’à voix de Stentor, pouvaient se passer de sommeil, digéraient des repas de reîtres, vidaient d’un trait des flacons d’eau-de-vie et ne se sentaient jamais plus dispos au travail que quand ils étaient un peu gris »[2].

L’alcool parut inefficace, les névroses rebattues et usées… L’on s’adressa aux poisons orientaux.

Nous voici donc arrivé, par une marche logique, à une issue de chapitre exactement inverse de la précédente : l’observation objective, en s’épurant, atteignait, nous l’avons vu, le stade involontaire ; l’observation subjective, en s’exagérant, aboutit, au contraire, à la Consciente expérimentation.

Le type un peu outré de ces explorateurs spirituels nous fut donné tout récemment par P. Bonnetain[3], qui, sur le conseil d’Alph. Daudet, avait résolu d’écrire un roman sur l’opium. Sans doute pour entourer son expérience de plus de couleur locale — car le déplacement n’était pas nécessaire pour se procurer la « fumée brune » — il alla passer deux ans en Extrême-Orient.

Les maîtres, là-dessus, restent pourtant Baudelaire et Th. Gautier pour le haschisch ; Thomas de Quincey pour l’opium.

Le premier semble avoir renoncé bien vite à ses tentatives. « Qu’il ait essayé une ou deux fois du haschisch[4] comme expérience physiologique, cela est possible et même probable ;

  1. V. Paulhan, L’amour du mal.
  2. M. de Fleury, Introduction à la médecine de l’esprit, p. 122, Alcan, 1898.
  3. P. Bonnetain, ex-sergent d’infanterie de marine, puis résident de France au Laos, L’opium.
  4. Th. Gautier, préface des Fleurs du mal.