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nait Flaubert, accompagné d’un de ses disciples. « D’abord, raconte l’interne d’alors, aujourd’hui le Dr Chaume, Flaubert m’accabla de questions sur le petit malade que nous allions voir. Son âge ? Trois ans. Il l’eût voulu plus âgé ! Et ses parents, pourrait-on les voir, leur parler ? Assurément non. Puis nous causâmes diphtérie, croup, trachéotomie surtout et je vis qu’il connaissait la clinique de Trousseau. Cette conversation pathologique prit fin sur une boutade du jeune homme : « Tout cela, dit-il, est plus ou moins connu et décrit, ce que je voudrais voir, c’est un enragé ». Et nous de rire sur cet empiètement, avec surenchère sur le naturalisme du maître.

… » L’enfant allait plus mal, et déjà la sœur avait fait tous les préparatifs de l’opération. Il se débattait, toussait rauque, avec un fort tirage, et présentait tous les signes précurseurs de l’asphyxie. Flaubert, qui se tenait à distance, ne le quittait pas du regard. Cette observation, toute muette, dura à peine deux ou trois minutes. Puis, visiblement ému, il nous dit : « J’en ai assez vu ; je vous en prie, délivrez-le ».

» Et l’opération commença.

» Un instant, malgré la gravité de la circonstance, je me retournai. Flaubert et son satellite avaient disparu… « Oh ! me répondit, à ce sujet, Marjolin, cela ne doit point vous étonner ; une trachéotomie, c’était bien trop pour lui ; il est d’une sensibilité extrême ».

… » Et maintenant comprenez-vous pourquoi le petit Arnould[1] guérit par l’expulsion d’une fausse membrane, « quelque chose d’étrange, semblable à un tube de parchemin » ? Laissez-moi croire que le bon Flaubert préféra ce mode si simple, mais rare, de guérison, parce qu’il avait horreur de la trachéotomie »[2].

Il en coûte donc à l’artiste de sortir brusquement des spectacles expurgés de la rue ou de la maison, pour scruter sans délais des nudités douloureuses, écouter des plaintes voilées,

  1. Flaubert, l’Éducation sentimentale.
  2. Chronique médicale, année 1900, p. 769, Dr Chaume.