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État actuel. — Troubles organiques : À l’embarras de la parole viennent s’ajouter les mouvements incertains décrits à la date du 11 juin : « Ce soir j’ai été douloureusement ému. Nous finissions de dîner au restaurant. Le garçon lui apporte un bol. Il s’en sert maladroitement. Sa maladresse n’avait rien de bien grave, mais l’on nous regardait et je lui dis avec un peu d’impatience : « Mon ami, fais donc attention, nous ne pourrons plus aller nulle part ». Le voici qui se met à fondre en larmes, en s’écriant : « Ce n’est pas de ma faute, ce n’est pas de ma faute ! » et sa main tremblottante et contractée cherchait ma main sur la nappe : « Ce n’est pas de ma faute ! reprend-il, je sais combien je t’afflige, mais je veux souvent et je ne peux pas ». Et sa main serrait la mienne avec un « pardonne-moi » lamentable. Alors tous deux nous nous sommes mis à pleurer dans nos serviettes devant les dîneurs étonnés ».

Et plus loin : « 16 avril… Jour par jour assister à la destruction de ce qui faisait la distinction de ce jeune homme distingué entre tous. Le voir saler son poisson à la salière, prendre sa fourchette à pleine main, manger comme un pauvre enfant, c’est trop… »

Troubles organiques encore que ces « pétrifications, ces immobilités d’une demi-heure avec des battements de paupières sur des pupilles remuantes et roulantes ».

9 mai : Première crise légère. « Ce lundi, il lisait une page des Mémoires d’outre-tombe quand il est pris d’une petite colère, à propos d’un mot qu’il prononce mal. Il s’arrête tout à coup. Je me rapproche de lui, j’ai devant moi un être de pierre qui ne me répond pas et reste muet sur la page ouverte. Je l’engage à continuer, il demeure silencieux. Je le regarde, je lui vois un air étrange, avec des larmes et de l’effroi dans les yeux. Je le prends dans mes bras, je le soulève, je l’embrasse, alors ses lèvres jettent avec effort des sons qui ne sont plus des paroles, des murmures, des bruissements douloureux qui ne disent rien. Il y a dans lui une horrible angoisse nouvelle qui ne peut sortir de ses blondes moustaches toutes frissonnantes. Serait-ce, mon Dieu, une paralysie de la parole ?… Cela se calme un peu, au bout d’une heure, sans qu’il puisse dire d’autres paroles que des oui et des non avec des yeux troubles qui n’ont plus l’air de me comprendre. Tout à coup, le voici qui reprend le volume, le met de-