Page:Segalen - Gauguin dans son dernier décor.djvu/7

Cette page a été validée par deux contributeurs.

hormis la race des hommes. Car ils agonisent, ils meurent, les pâles Marquisiens élancés. Sans regrets, sans plaintes ni récris, ils s’acheminent vers l’épuisement prochain. Et là encore, à quoi serviraient de pompeux diagnostics ? L’opium les a émaciés, les terribles jus fermentés les ont corrodés d’ivresses neuves ; la phtisie creuse leurs poitrines, la syphilis les tare d’infécondité. Mais qu’est-ce que tout cela sinon les modes divers de cet autre fléau : le contact des « civilisés ». Dans vingt ans ils auront cessé d’être « sauvages ». Ils auront, en même temps, à jamais, cessé d’être.

Voici donc que ces vallées somptueuses apparaissent alors chemins funéraires, pénétrant vers le cœur stérile des îles : bordées de maisons de bois affaissées sur leurs terrasses de pierre éboulées aussi, semées de paë-paë sacrés, où, dans l’enceinte de basaltes roulés s’immolaient les victimes, elles ont vu mourir les dieux autochtones, puis les hommes. Gauguin y mourut donc aussi, dans une claire matinée de la saison fraîche. Le fidèle Tioka, son ami indigène, le couronna de fleurs odorantes, l’enduisit, selon l’usage, du monoi onctueux, puis déclara tristement : « Maintenant, il n’y a plus d’hommes. »


Îles Marquises — Tahiti.
Janvier 1904.
VICTOR SÉGALEN.