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pas qu’il l’allaſt voir deſguisé comme il l’en preſſoit. Enfin Madame, apres s’eſtre dit toutes les choſes que ſe peuvent dire deux perſonnes qui ont reſolu de s’aimer touſjours, & qui craignent de ne ſe revoir jamais, ils ſe ſeparerent : car encore qu’Abradate deuſt faire une viſite de ceremonie à la Princeſſe, pour luy aller dire adieu, il contoit cela pour rien : puis qu’il sçavoit bien qu’il ne luy pourroit rien dire de particulier. De ſorte que lors qu’elle le laiſſa chez Doraliſe, il la regarda preſques comme ne la devant plus voir : & ſentit autant de douleur que l’on en peut ſentir.

Auſſi toſt qu’elle fut partie, les gens d’Abradate luy ſurent dire que Creſus le faiſoit chercher par tout : mais comme il avoit l’eſprit irrité contre ce Prince, il leur dit qu’ils diſſent à ceux qui le cherchoient, qu’ils ne l’avoient pas trouvé : & en effet, il fut encore plus de deux heures avec Doraliſe, à parler de la Princeſſe, & du malheureux eſtat où il ſe trouvoit. Apres quoy, il s’en alla trouver Creſus : qui l’ayant fait entrer dans ſon Cabinet, avec une civilité extraordinaire ; luy aprit que ſa fortune avoit changé de face : & qu’il venoit de recevoir une Lettre de la Reine de la Suſiane, qui luy aprenoit que le Prince ſon Frere & le Roy ſon Pere eſtoient tous deux morts : & qu’ainſi il eſtoit Roy. Cette nouvelle ſurprit extrémement Abradate, & luy donna meſme beaucoup de douleur : car encore que ces deux Princes l’euſſent fort injuſtement & ſoit rigoureuſement exilé, la Nature ne laiſſa pas de faire en luy ce qu’elle fait touſjours en toutes les perſonnes genereuſes ; ainſi il aprit avec déplaiſir qu’il eſtoit Roy de la Suſiane. Il eſt vray que ce ne fut pas un déplaiſir inconſolable : & ſa douleur,