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de Perinthe, je ne creus pas eſtre obligée de luy dire ce qu’il m’avoit fait promettre de ne dire pas : & je ne luy apris enfin, que ce que j’avois sçeu devant qu’il m’euſt rien advoüé. Depuis cela, Perinthe me parla plus ſouvent qu’il n’avoit accouſtumé, quoy qu’il euſt touſjours eſté fort de mes Amis : c’eſt a dire autant que le pouvoit eſtre un homme qui ne monſtroit ſon cœur à qui que ce ſoit. Mais quelque ſoin qu’il aportaſt à vouloir sçavoir de moy en quels termes Abradate eſtoit avec Panthée, je ne luy dis pas une parole : & comme il m’en preſſoit un jour ; ceſſez Perinthe, luy dis-je, de me demander une choſe que je ne vous dirois pas quand je la sçaurois : & ſoyez perſuadé, que comme je ne vous trahiray point, je ne trahiray pas non plus la Princeſſe, à qui je dois encore une plus grande fidelité qu’à vous : & en effet depuis ce temps là, il n’oſa plus m’en parler.

Quelques jours apres il reçeut une Lettre d’Andramite, qui luy aprit que Mexaris avoit eu quelque petit démeſlé avec le Prince de Claſomene : & qu’il eſtoit allé à une Maiſon qu’il avoit à deux journées de Sardis : de ſorte que Perinthe ne sçavoit s’il s’en devoit affliger ou s’en reſjouïr. Car lors qu’il regardoit Mexaris, comme devant poſſeder Panthée, il eſtoit bien aiſe qu’il fuſt mal avec le Prince de Claſomene : mais auſſi quand il le conſideroit comme un obſtacle aux deſſeins d’Abradate, il eſtoit fâché qu’il n’y fuſt plus bien Touteſfois l’eſperance qu’il avoit que Creſus ne conſentiroit jamais au mariage de Panthée, ny avec l’un ny avec l’autre de ces Princes, luy donnoit quelque conſolation : on peut pourtant dire qu’il n’avoit gueres de bonnes heures : onn ſeulement parce qu’il avoit pluſieurs maux effectifs, mais parce encore qu’il faiſoit du poiſon de toutes choſes. En effet, lors que la Princeſſe vint à ſe mieux porter, au lieu de s’en reſjouïr il s’en affligea : prevoyant bien que le retour de ſa ſanté la feroit bien toſt retourner à Sardis. Pherenice (me diſoit il un jour qu’elle avoit beaucoup meilleur viſage qu’elle ne l’avoit eu depuis qu’elle eſtoit tombée malade) ne ſuis-je pas bien malheureux, de voir que le mal qu’a eu la Princeſſe n’a fait que l’embellir ? peut eſtre, diſoit il, que ſi elle euſt eſté un peu changée, Abradate auroit eu moins d’amour pour elle : & que ſi elle s’en fuſt aperçeue, elle auroit eu auſſi moins de bien-veillance pour luy. Mais je ſuis trop infortuné pour cela : & je commence de voir qu’elle arrivera à Sardis, plus belle encore qu’elle n’eſtoit quand nous en partiſmes. Il vous eſt aiſé de juger, Madame, par ce que je dis, de ce que ſouffroit un homme qui s’affligeoit de la ſanté & de la beaute de la Perſonne qu’il aimoit : cependant quelques jours apres il falut partir, & nous partiſmes effectivement : mais à vous dire la verité, Perinthe parut ſi melancolique, que ſi je n’euſſe pas sçeu le ſecret de ſon cœur, j’aurois creu qu’il laiſſoit à Sardis l’objet de toutes ſes affections. Auſſi Doraliſe luy en fit elle une guerre eſtrange, le premier jour que nous marchaſmes : & ce la ſervit ſans doute à nous le faire paſſer plus agreablement : car toutes les fois que Perinthe qui eſtoit à cheval aprochoit du Chariot de la Princeſſe, dont il ne s’eſloignoit guere ; elle luy diſoit cent agreables choſes, où il reſpondit avec un chagrin plein de dépit le plus plaiſant du monde. Le premier jour de noſtre voyage s’eſtant donc paſſé de cette ſorte, nous le continuaſimes le lendemain : mais helas ! nous ne le paſſasmes pas ſi agreablement. Car vous sçaurez, Madame, qu’eſtant arrivez dans une Foreſt fort obſcure, en un endroit où il y a un grand Eſtang, que l’on laiſſe à la main droite : & qui s’épanchant parmy l’ombre qui regne dans l’eſpaisseur du Bois, fait un obiet qui a quelque choſe de beau & d’affreux tout enſemble : vous sçaurez, dis-je, qu’eſtans arrivez en ce lieu là, nous viſmes ſortir à noſtre gauche, par diverſes routes de la Foreſt, quarante ou cinquante hommes à cheval l’Eſpée à la main : un deſquels je reconnus auſſi toſt, malgré la frayeur que j’eus, pour eſtre le Prince Mexaris : qui commanda à celuy qui conduiſoit le Chariot de la Princeſſe de s’arreſter, ce qu’il fit : ne jugeant pas qu’il peuſt faire autre choſe. Car Madame, il faut que vous sçachiez, que la Princeſſe n’avoit en ce voyage qu’un Chariot de ſuitte plein de Femmes ; quinze hommes de cheval, & quelques gens à pied, mais en petit nombre. Bien eſt il vray qu’il ne faut pas conter Perinthe pour un homme ſeul, veû les choſes prodigieuſes qu’il fit ce jour la. A peine eut il veû venir Mexaris l’Eſpée à la mains ſuivy de tous les ſiens, qui en ſortant du Bois s’eſtoient rangez aupres de luy, qu’il ſe mit en eſtat de nous deffendre : & appellant tous les gens de la Princeſſe, il ſe mit entre le Chariot où elle eſtoit, & le Prince Mexaris, qui n’eut pas pluſtost commandé que ce Charoit s’arreſtast, que Perinthe s’avançant vers luy l’Eſpée haute, Mexaris recula d’un pas ; & voulant taſcher d’enlever la Princeſſe ſans reſpandre de ſang, ou peut eſtre ſans s’expoſer ; Perinthe, luy dit il, ne me forcez pas à vous perdre : & ne faites pas une reſistance inutile, à un homme qui eſt en eſtat de vous faire obeir par force. Non non Seigneur, repliqua Perinthe, je n’ay point de vie à