Page:Scribe - Théâtre, 17.djvu/366

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

amitié, espérance ! en te perdant, Léon, j’ai tout perdu. (Regardant autour de lui.) On ne vient point ; tant mieux. Ce moment sera si affreux ! Ces parens, cette famille désolée, comment leur dire ?… Le pourrais-je jamais ! Si du moins quelques mots de ma main les préparaient à cette funeste nouvelle ? Oui, écrivons.

(Se mettant à la table, et écrivant.)


« Madame,

« Mon nom est Théobald. Compagnon de Léon, votre fils, nous servions dans le même régiment, et l’amitié la plus tendre nous a toujours unis. Partageant les mêmes périls, et prisonniers ensemble lors de la retraite de Moscou, nous fûmes conduits dans le gouvernement de Tobolsk, et enfermés dans la forteresse de Tioumen, au bord de la Tura. Après cinq mois de la plus horrible captivité, un moyen d’évasion nous fut offert ; mais un de nous deux pouvait seul en profiter. Dans sa généreuse amitié, Léon voulait que ce fût moi. Mais il avait une famille qui le pleurait en France. Moi, j’étais orphelin, ce fut lui qui partit… » (Il cesse d’écrire.) Ah ! je me rappelle encore ses derniers mots : « Si je succombe dans ma fuite, me disait-il ; si, plus heureux que moi, tu revois jamais la France, va porter à ma pauvre grand’mère et à ma sœur (fouillant dans sa poche) ce portrait qu’elles m’avaient envoyé, ces lettres, et mes derniers adieux. Tâche d’en adoucir l’amertume. Ménage surtout le cœur d’une mère. Remplace-moi auprès de la mienne. Deviens son appui, celui de ma sœur. » (Posant sur la table le portrait et les lettres, et reprenant la plume)