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piquillo alliaga.

L’aspect de cette femme lui était pénible, et refoulait dans son cœur la pitié prête à s’en échapper. Resté avec Alliaga, il se leva, lui prit la main et lui dit :

— Courage ! vous n’avez rien à craindre du corrégidor, je vous le jure ! Mais j’aurais fait peu pour vous, si mes services se bornaient là. Si j’ai compris ce qui se passe dans votre cœur… Votre plus grand tourment est dans le passé !

— Oui, ce sont mes remords !… c’est l’absence de mon fils !

— Eh bien ! si, par le crédit du vice-roi, je pouvais obtenir quelques renseignements sur son compte…

Un éclair de joie brilla dans les yeux de la pauvre femme, et elle étendit vers Piquillo une main qu’elle laissa retomber soudain.

— C’est impossible ! dit-elle d’un air découragé ; comment en venir à bout ?

— Je l’ignore ; mais c’est pour cela que je vous consulte.

— Il y a déjà si longtemps… dit-elle, plus de douze ans…

— Oui, cela devient plus difficile : mais le couvent où votre mère l’avait exposé ? dans quelle partie de l’Espagne, dans quelle ville était-il ?… cela m’est nécessaire…

— Dans quelle ville… s’écria la Giralda… vous me le demandez ! Dans une ville maudite et qui devait toujours me porter malheur… Non, non, j’ai tort, reprit-elle vivement, puisque j’y trouve un protecteur aussi généreux que vous.

— Dans cette ville ? dit Piquillo.

— Oui, à Pampelune… car ma mère voulait aller jusqu’en France pour confier mon enfant à quelque berger des Pyrénées ; elle me l’avait dit du moins… mais pour mon malheur elle avait changé d’idée et s’était arrêtée ici.

— Et dans quel couvent a-t-elle déposé cet enfant ?

— Dans celui des franciscains.

— Ah ! dit Piquillo, ne sont-ce pas des moines qui ont de grandes robes blanches ?

— J’en ai souvent rencontré… ils sont ainsi.

Piquillo tressaillit et continua :

— En entrant dans le couvent, n’y avait-il pas à droite… un jardin… où était un grand cerisier ?

— Je l’ignore… pourquoi me faire ces questions ?

Piquillo ne lui répondit pas, mais il dit tout haut :

— Je suis sûr qu’autrefois il y avait un grand cerisier.

— C’est possible… mais comme vous êtes pâle, seigneur cavalier ! Et le voyant chanceler, elle voulut le retenir, et s’écria avec terreur :

— Ah ! comme vos mains sont froides !


XVII.

la famille.

En ce moment la senora Urraca rentra et referma la porte. Elle portait à la main une guitare et un miroir qu’elle posa sur le lit de sa fille.

— Tiens, les voilà… ces meubles-là sont bien à nous et nous appartiennent, dit-elle.

— Oui, dit la Giralda en les regardant avec tristesse… Voilà tout ce qui reste à la pauvre comédienne, sa guitare en souvenir de son talent ! son miroir en souvenir de sa beauté !

Elle laissa tomber ses yeux sur la glace… et jeta un cri d’effroi.

— Ah ! je ne devrais jamais la regarder… Je ne peux plus m’y voir telle que j’étais… et je n’ose m’y contempler telle que je suis…

Elle détourna la tête et repoussa la glace sur son lit, rappelant en ce moment le désespoir de Laïs, qui, consacrant son miroir à Vénus, s’écriait avec douleur :

Je le donne à Vénus, puisqu’elle est toujours belle !

Pendant ce temps, Piquillo, debout au pied du lit, était resté immobile et plongé dans ses réflexions ; il ne voyait rien, n’entendait rien de ce qui se passait autour de lui, lorsque le geste de la Giralda lui fit lever les yeux, et il aperçut le miroir…

Il éprouva un singulier effet.

Il lui semblait que ce n’était pas la première fois que ce meuble frappait ses yeux. Mille idées confuses, dont il ne pouvait se rendre compte, jaillissaient à la fois et se croisaient dans son esprit.

Soudain… poussant un cri, dont il n’est pas le maître, il saisit le miroir, appuie le doigt sur un des ornements en or du piédestal. Un ressort part, un tiroir secret apparait, et Piquillo, hors de lui, tombe pâle et tremblant sur le bord du lit.

Surprises au delà de toute expression… les deux femmes restèrent immobiles, le regardant d’abord en silence ; puis la senora Urraca lui dit :

— Vous venez de faire partir ce ressort secret, seigneur cavalier ; comment le connaissez-vous ?

— Ou comment l’avez-vous deviné ? ajouta la Giralda.

Piquillo n’avait rien deviné : il s’était rappelé !…

Quand il était petit, son grand amusement était de faire jouer ce ressort, sans compter que ce tiroir renfermait toujours des dragées ou des friandises qu’il visitait deux ou trois fois par jour.

— Seriez-vous souffrant… dit la vieille, en remarquant alors sa pâleur.

Piquillo ne répondit point ; il l’aurait essayé vainement, accablé qu’il était par le passé et par le présent !… lui, qui, plein d’ardeur et d’espérance, rêvait aux moyens de se rendre digne d’Aïxa, il en était plus loin que jamais depuis qu’il connaissait sa mère et surtout son aïeule !

Dans son désespoir, il eut un instant la pensée de s’aller tuer, sans en rien dire à ces femmes qui s’inquiéteraient aussi peu de sa mort qu’elles s’étaient souciées de sa vie… Il se leva brusquement dans ce dessein ; mais il jeta un dernier regard sur celle qui était sa mère… Il la vit pauvre, flétrie, méprisée de tous ! Il se rappela surtout qu’elle venait de donner une larme à son enfant… et il resta.

S’avançant vers elle, il lui dit :

— Ce fils que vous avez abandonné, vous y pensez donc encore ?

— Toujours ! toujours ! s’écria-t-elle… c’est le tourment de mes jours et de mes nuits !

— Je vous ai promis de vous le rendre.