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piquillo alliaga.

— Et mon enfant ! s’écria la Giralda avec un cri déchirant, si Dieu me demande ce que j’en ai fait, que lui répondrai-je ?… que lui répondrez-vous, ma mère, car c’est à vous que je l’avais confié ?

— Tais-toi, tais-toi !… dit la vieille femme voulant lui mettre la main sur la bouche.

— Non, je ne me tairai pas… j’ai promis de tout dire… ce sera ma punition à moi ; et, se tournant vers Piquillo :

Oui, celle qui fut bonne fille a été mauvaise mère !…

Pour que quelqu’un me consolât et me pardonnât à son tour, dit-elle en regardant sa mère, le ciel m’avait donné un enfant !

Je ne l’avais pas avoué pour mon fils, mais du moins à Séville, à Tolède, il restait près de moi… je le voyais matin et soir, et jusqu’à cinq ans, il ne m’avait pas quittée !… mais un jour…

La Giralda éclata en sanglots, et sa mère, se hâtant de prendre la parole, s’écria :

— C’est moi, c’est moi qui vous dirai tout, et vous jugerez vous-même !

À Madrid, où nous avions été appelée à débuter, vu nos succès dans les provinces, un jeune homme de haute et noble origine qui tenait à la famille des princes d’Eboli, le jeune don Alvar, irrité de nos refus, s’était épris tout à coup pour nous d’une passion insensée et légitime !…

« Oui, seigneur cavalier, il voulait nous épouser ; c’était tout naturel ! Depuis notre arrivée à Madrid, malgré nos succès, malgré notre réputation de talent et de beauté, il n’y avait rien à dire sur notre compte !… rien ! au contraire ; nous avions repoussé les offres les plus brillantes, ce qui nous avait donné, dans le monde, une renommée de vertu, et fait, au théâtre, de nouveaux ennemis !

Mais, grâce à ce mariage, je les bravai tous, continua la mère, dont il était impossible d’arrêter en ce moment les paroles, et jugez de ma joie, monsieur, d’établir enfin mon enfant d’une manière convenable… de nous allier à une famille princière, de voir la Giralda duchesse… et moi qui vous parle, moi, j’aurais été la belle-mère d’un prince d’Eboli !…

C’était inouï, étourdissant, presque impossible ; aussi je jurai que ce serait !

Don Alvar, qui avait repoussé les conseils de ses amis et les prières de sa famille, était décidé à tout braver ; rien ne pouvait l’en empêcher, qu’une découverte qui me faisait trembler !

C’était celle de notre enfant, sur lequel la famille d’Eboli avait quelques soupçons, bien qu’il passât pour notre neveu !… Mais cela ne prouvait rien, parce qu’au théâtre, comme dans les presbytères, on n’a jamais que des neveux !

De plus, la famille avait déjà reçu des lettres anonymes qui venaient de la Lazarilla, j’en suis sûre. On pouvait nier le reste ; mais cette naissance, si elle était démontrée, faisait rompre le mariage et l’illustre alliance que j’avais rêvée pour notre maison.

Je pris un parti, je quittai Madrid emmenant l’enfant avec moi, ce fut convenu avec ma fille ; mais ce que je ne lui dis pas, c’est que quand je fus bien loin, bien loin, je le déposai à la porte d’un couvent.

— Ah ! voilà notre crime ! s’écria la Giralda.

— Le mien ! répondit la mère… le mien, à moi seule ! c’était pour assurer à jamais ton bonheur, ta fortune et la paix dans ton ménage !

Et après tout, me disais-je, où est le mal que cet enfant soit recueilli dans une pieuse maison, où l’on aura soin de lui, où il recevra une éducation meilleure encore que celle que j’aurais pu lui donner !

Pouvais-je prévoir, qu’après une année entière de combats et de lutte avec sa noble famille, au moment où celle-ci allait enfin, de guerre lasse, donner son consentement, don Alvar irait se prendre de dispute avec un autre soupirant, un rival, un jeune officier des gardes wallonnes, qui, tous les soirs, venait admirer la Giralda au théâtre, pas ailleurs, seigneur cavalier, je vous le jure, au théâtre seulement.

— Eh bien ? s’écria Piquillo.

— Eh bien… ce don Alvar, comme un amoureux, comme un étourdi qu’il était… s’est laissé tuer ! Un coup d’épée bien fatal pour nous ! Laissant ma fille, la future princesse d’Eboli, veuve avant son mariage, et toute notre maison, la maison Alliaga, déshéritée de la splendeur qui l’attendait !

Je me hâtai alors d’avouer à ma fille ce que j’avais fait de son enfant, que je courus redemander au couvent et aux révérends pères à qui je l’avais confié.

— Parti, monsieur, parti ! s’écria la Giralda… Où le chercher, où le retrouver ?

— Et voilà, chaque jour, ce dont elle s’accuse, quand moi seule suis coupable.

— Non, ma mère, non, je n’aurais jamais dû me séparer de mon enfant ; mon plus grand crime n’est pas sa naissance, mais son abandon, et sa mort peut-être ! Aussi, depuis ce moment, rien ne m’a plus réussi, tout s’est tourné contre moi ; mon père lui-même ne me console plus, car depuis que j’ai abandonné mon fils, je n’ose plus le prier.

— Vous l’entendez, s’écria Urraca, vous ne lui ôteriez pas de l’idée que son père l’a maudite !

— Oui, oui, répondit la Giralda, c’est sa malédiction qui a flétri mes traits, qui m’a ôté ma beauté et jusqu’à mon talent ! alors mes richesses follement dissipées ne sont plus revenues ; alors il ne m’est plus resté que le remords, la honte et la misère ; voilà où j’en suis…

Arrivée dans cette ville, j’espérais obtenir un engagement au théâtre, c’était notre dernière ressource, par malheur, moi qui voudrais me dérober à tous les regards, j’ai attiré ceux de ce Pedro Diaz, le corrégidor | de qui nous dépendons !… il m’a empêchée de débuter… et quand la misère qui nous poursuit, quand la fièvre qui me dévore ont épuisé toutes nos ressources, il nous accuse d’avoir dérobé les seuls souvenirs qui me restent du passé, les derniers débris de notre opulence ; vous en savez l’origine, seigneur cavalier, et en les voyant, vous comprendrez que j’ai dit la vérité.

— Donnez-moi-les, ma mère, dit-elle en s’adressant à la vieille femme. Où les avez-vous serrés ?

— Pas ici, répondit Urraca, nous n’avons que cette seule chambre, où ils auraient été bien vite découverts… Je les ai confiés à notre voisine de l’étage au-dessous… je vais les chercher et je reviens.

Elle sortit, et à son départ Piquillo se sentit soulagé.